Par Séraphine, la lutine mage.
Je ferme les yeux. Après plusieurs secondes pour me recentrer sur moi, je prends une profonde inspiration. Concentrée sur mon souffle je peux presque le voir s’insinuer en moi. D’abord, il s’engouffre par mes narines, vient chatouiller le fond de ma gorge pour descendre enfin vers mes poumons. Ma cage thoracique se charge d’un air nouveau. La plénitude l’a envahie. Mais cela ne dure qu’un temps. Plus vite qu’à l’aller, l’oxygène vivifiant file en sens inverse vers la sortie.
J’ouvre les yeux et sans attendre prononce la formule. À l’instar de l’air, je sens comme une vague de magie déferler dans l’ensemble de mon corps. Tous mes membres semblent d’un coup irrigués par ce flot d’énergie qui se rassemble au creux de ma main.
Paume tendue en avant, une lueur bleutée s’en échappe et…
« Quoi ? Mais pourquoi ? »
Rien ne se produit. Telle une bougie que l’on vient de souffler, le sort est parti en fumée. Dépitée, je regarde s’élever vers le plafond les volutes de la déception.
Tandis que disparaissent les dernières traces vaporeuses, la colère m’envahit. Il s’agit pourtant d’un rituel des plus simples !
« Maudit sortilège ! »
Je referme avec rage le grimoire prêté par mon maître.
Comment se fait-il qu’un tour de magie basique puisse me résister ?
Soudain, je sens le stress monter en moi. De mon habileté à lancer des enchantements découle tout le reste. Si je suis incapable de réussir ça, je peux de suite oublier ma carrière de magicienne. Et mon souhait d’intégrer un groupe d’aventuriers prestigieux. Jamais ils n’accepteront une godiche comme moi. Sans compagnons, il serait alors inenvisageable de me mesurer à une horde de gobelins belliqueux ou de pénétrer dans un donjon. Comment progresser et atteindre l’excellence ?
Voilà, j’aurais dû m’en douter. Qu’est-ce que j’espérais au fond ? Devenir une jeteuse de sorts reconnue et respectée ? Au lieu de ça, je vais finir comme tous ces thaumaturges-charlatans de seconde zone, à tenir une petite échoppe de potions dans une ruelle obscure et mal fréquentée…
Quelle horreur !
Dans ma poitrine, mon cœur s’emballe. L’idée de cet avenir sombre qui se profile ne paraît pas l’enchanter. J’ai l’impression qu’au contraire il veut me pousser à agir pour l’éviter. Et il a raison ! Je ne vais pas abandonner à la première difficulté ! Mon rêve de gloire ne s’est pas encore évaporé, mais il va falloir bosser !
Pour le moment, je dois créer une illusion, mais…
« Une illusion de quoi d’abord ? »
D’un coup, l’irritation qui s’était emparée de moi quelques secondes plus tôt disparaît tout à fait. Et si la raison de mon échec n’était rien d’autre qu’un manque d’imagination ? Est-ce possible ? J’ai la capacité de créer un son ou une image de tout et n’importe quoi, et pourtant aucune idée ne me vient. Du moins, rien qui me satisfasse.
Je réfléchis un instant. La première étape pour réussir mon petit tour de prestidigitation, c’est de déterminer l’objet ou le bruit à concevoir. C’est là qu’est censée intervenir ma faculté à me représenter des choses. Sans elle, je n’aurai aucune chance quand je devrai réagir vite face à un danger, ou me sortir d’une situation délicate. Être inventif en toute circonstance me permettra de trouver des solutions et passer outre les problèmes.
OK, mais alors, comment est-ce qu’on fait pour en avoir de l’imagination ?
Penaude, je regarde autour de moi. La chambrette qui me tient lieu de chez moi n’a rien d’extraordinaire. Un lit au matelas fatigué, une table et une chaise en bois constituent le seul mobilier. Mon chapeau et ma cape de mage, mes plus chères possessions pendent à une patère fixée à la porte. Quant à mon bourdon, il trône bien droit dans un coin. En dehors de ça, rien qui puisse me permettre de développer ma créativité.
Qu’à cela ne tienne ! Déterminée, je saisis mon bâton, enfile mon manteau, coiffe mon chapeau et quitte les lieux. D’un pas plein de motivation, je dévale les escaliers extérieurs et me retrouve en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, au centre du village. Une foule éparse traîne à une heure matinale au cœur du marché.
D’un regard presque absent, j’observe le va-et-vient des badauds.
« Bon, et maintenant ?… »
Sur le coup, sortir m’avait semblé une excellente idée. Mais maintenant, je n’en suis plus aussi sûre. En quoi me trouver ici pouvait-il me rendre plus créative ? Je médite sur la question… Bah, une balade ne peut de toute façon pas me faire de mal.
Je décide de m’élancer. Un premier constat m’assaille aussitôt : je n’ai encore jamais pris le temps de flâner au sein de la ville. Je ne dispose d’ordinaire pas de ce luxe. Mes cours de magie occupent chaque minute de mes journées. Peut-être que pour une fois je peux mettre de côté mes études et autoriser mon esprit à vagabonder au gré de mes pas ?
Je m’engouffre sur la place. Un instant, je hume l’air. Un mélange d’odeurs envahit mes narines. J’ai du mal à les identifier : certaines m’apparaissent agréables, d’autres moins et leur combinaison me laisse perplexe. Je me figure un crapaud visqueux de cinquante centimètres de haut qui serait en train de mâchonner un bouquet de fleurs fraîches et parfumées. Une moue dégoûtée remplace sur le champ mon sourire. Je chasse cette idée de mon esprit et reprends ma marche.
Un premier présentoir attire mon attention. Il est dirigé par une humaine à la peau plus noire que la face d’un nain tout droit sorti de sa mine. En outre, sa stature est impressionnante. À côté d’elle, deux lutins dont l’un serait perché sur les épaules de l’autre ne suffiraient pas pour atteindre sa taille ; sans doute les dépasserait-elle encore d’une tête.
Son commerce se compose d’immenses sacs de toile remplis d’épices, graines et plantes, aux teintes aussi chatoyantes que les écailles d’un dragon. L’un est saturé en pétales rosés de pivoines, connus pour leurs vertus médicinales. Un second est plein de safran moulu. Les riches l’utilisent pour parfumer leurs plats, mais il a un autre usage que beaucoup ignorent puisqu’il peut servir de base à du poison.
Je reste de longues minutes durant, en pâmoison devant toutes ces couleurs. À chaque produit sur lequel je pose les yeux, je me représente leur emploi, souvent culinaire ou curatif, parfois inavouable.
C’est alors que je me rends compte de ce qu’il se passe. L’échec de mon rituel m’est complètement sorti de la tête ! À la place, mon esprit se met, au contact de nouveautés, à concevoir des images. Certes, elles sont farfelues, mais elles ont le mérite d’exister.
Oublier mes soucis, prendre quelques minutes pour observer, écouter, ressentir ce qui m’entoure, aura donc suffi à faire apparaître des idées créatives.
« Allez Jack dépêche-toi, on rentre à la maison ! »
Sortie de mes pensées, je me retourne. Une femme tient à son bras un panier d’osier d’où dépassent choux et poireaux. Elle se trouve devant l’étal d’un marchand de légumes. À ses pieds, un jeune garçon joue avec deux figurines de bois. L’une très détaillée et haute en couleur, représente un soldat. Il est coiffé d’un casque et sert dans sa main une épée. La deuxième plus grotesque, évoque une créature bestiale. Peut-être un gobelin, ou un orc ?
« Tu n’as aucune chance contre moi ! »
L’enfant, à mille lieues de sa mère, positionne ses deux personnages l’un face à l’autre. Sans crier gare, le monstre se jette sur l’humain. Par chance, celui-ci esquive. S’engage alors une lutte acharnée entre les deux combattants…
« Allez, maintenant ça suffit ! »
Une main exaspérée s’empare du poignet du garçon et le pousse à se relever. Un cri de protestation s’élève, mais il sait qu’il ne peut l’emporter. Avec regret, il se laisse tirer, et disparaît bientôt dans une ruelle.
Je souris. Je me revois à son âge. À l’époque, je ne cessais de m’inventer des rôles. Je pouvais alors passer des heures enfermée dans le grenier de ma grand-mère parce que j’y avais déniché les gants de roublard de mon grand-père. Ou en haut d’un arbre que je me représentais comme étant le repère d’un druide. Les histoires n’avaient aucun mal à venir à moi.
D’ailleurs, si j’étais encore une enfant, qu’est-ce qui me ferait plaisir ? Je me souviens avoir toujours désiré une pipe qui fait des bulles ! J’imaginais qu’un mage digne de ce nom ne pouvait pas ne pas posséder sa pipe.
D’un revers de la main, je chasse cette pensée idiote… Ou pas ! Qu’elle soit sérieuse ou parfaitement saugrenue, encore une fois elle demeure réelle.
Écouter l’enfant qui est en moi serait donc un autre moyen de développer mon côté inventif.
« Calmez-vous voyons ! »
Je conserve dans un coin de ma tête ma pipe à bulles et avance. Un attroupement de curieux est en train de se former autour de la charrette d’un nain. Elle déborde de pièces d’armure en tous genres : casques, plastrons, jambières…
« Que je me calme ? Vous osez me demander un rabais et vous voulez que je me calme ? Voleur ! … »
Le nain est hors de lui. La moindre parcelle de peau de son visage qui n’est pas couverte de poils est rouge de colère. Sa voix caverneuse et son timbre agressif ne laissent aucune place à la réplique.
Devant lui se tient honteux le malheureux qui a eu l’affront de solliciter une réduction. Il est vêtu d’une cotte de mailles et détient à son côté une épée longue. L’objet qu’il a tenté de négocier, une paire de gantelets, lui a été arraché des mains par le marchand qui continue sans se lasser sa litanie d’insultes. Je le comprends un peu. Les gantelets sont d’une finesse incroyable. Ils possèdent des avant-bras en acier composés de lames articulées qui recouvrent le dessus des mains. D’une manière identique, une série de plaques du même métal embrassent les doigts. Des runes naines ont été ciselées au niveau du poignet.
C’est la première fois que je suis en présence de pareilles merveilles. Moi qui ne suis pas portée sur les armures, j’avoue qu’elles me font envie. Je me vois déjà, sur le point de lancer un sort, le bras tendu et ces magnifiques gantelets à mes mains…
Amusée, j’abandonne derrière moi ce bruyant couple et reprends ma promenade.
Plus loin, un bonimenteur vante les mérites de ses décoctions. Au-delà des classiques potions de soin, il propose des préparations censées tripler la taille, décupler la force, rendre invisible… Sur son étal s’aligne une multitude de petites fioles. De nombreuses personnes, à première vue des aventuriers, se massent pour obtenir l’une d’elles à un « prix d’ami, foi de Joro ! »
Pendant que j’observe la scène, une tout à fait différente, attire mon regard. Il n’est pas nécessaire de jouer des coudes, la place n’est pas bondée. Pourtant un homme aux épaules voûtées se fraye un chemin parmi la clientèle. Comme s’il le faisait exprès, il bouscule tous les individus qu’il croise. Sans même un mot d’excuse il file d’un pas rapide vers sa prochaine victime.
Je fronce les sourcils. Son petit manège me paraît suspect.
« On m’a volé ma bourse ! »
Une première plainte monte au cœur de la troupe, bientôt suivie par une seconde. Je comprends alors. J’ai les yeux rivés sur le détrousseur. Nos regards se croisent. Il sait qu’il est démasqué.
D’un coup, il s’élance vers l’extrémité de la place la plus proche. J’ai conscience que s’il parvient à rejoindre une ruelle, il sera quasiment impossible de le retrouver.
Je pars à sa poursuite. Voilà la parfaite occasion pour tester ma créativité naissante.
Bâton dans une main, je tends le bras en direction de la venelle vers laquelle l’homme fonce. Dans le feu de l’action, je sais que je perds en lucidité. Tant pis pour la respiration, la concentration… Je prononce la formule.
« Voleur ! Pilleur de mine ! Détrousseur de nain ! »
Une voix, réplique exacte de celle du nain croisé plus tôt, retentit depuis la rue. Le pickpocket hésite. Mon illusion sonore l’a manifestement mis dans l’incertitude. Il ralentit sa course et décide de changer de cap, de peur que l’homme à la grosse voix qu’il ne voit pourtant pas, ne déboule devant lui.
Ce moment de flottement me permet de gagner du terrain sur lui. Derrière moi, d’autres se sont également lancés à sa poursuite et me rejoignent bientôt. Mais même s’ils me dépassent, seront-ils en mesure de le rattraper ? Déjà, il s’apprête à atteindre une autre ruelle.
Une nouvelle fois, je tends mon bras devant moi. Le rituel est prononcé.
Un soldat en armure mesurant à peu près deux lutins et une tête de haut, apparaît à quelques mètres du tire-laine. Il tient dans sa main une épée. Il demeure figé, mais sa seule présence sème le doute dans l’esprit du fuyard qui repart en sens inverse de peur d’avoir à affronter le guerrier.
Il ne va pas plus loin. Le groupe d’aventuriers détroussé l’intercepte sans souci.
Tandis que le voleur est appréhendé par la milice locale, j’examine mon œuvre. Il ressemble trait pour trait à la figurine du petit garçon, mais passée à taille humaine. Et s’il avait pris le temps de le détailler, il aurait à coup sûr remarqué la texture en bois de l’illusion et son absolue immobilité. Hélas pour lui, préoccupé par sa cavale, il n’y a vu que du feu. De même qu’avec l’illusion sonore.
Satisfaite malgré les défauts évidents de mes compositions, je regagne ma chambre.
En fin de compte, cette balade aura été des plus bénéfiques. J’ai fini par réussir mon rituel et même s’il reste du chemin à parcourir pour parfaire le résultat, je sais maintenant comment trouver l’inspiration.
Me vider l’esprit, entretenir ma curiosité, laisser libre cours à mon âme d’enfant, voilà comment développer ma créativité.
Et tandis que je repose mon bourdon à sa place, je souris en apercevant une pipe à bulles sur ma table de travail.