Qu’est-ce que je faisais en face de moi ?
Une étrange impression m’enveloppait. Celle de flotter en apesanteur, comme si je n’existais plus de façon tangible. En même temps, quoi de plus normal puisque mon corps se tenait là, à quelques pas. Seule ma conscience demeurait encore « en moi ». Je me contentais d’observer, extérieure à cette scène tandis qu’un soldat se chargeait de ligoter mes membres. Une imposante croix installée à terre me servait de pilori. Allongée dessus, celle qui était aussi « moi » avait les yeux rivés au loin pour ne pas voir ce qui se jouait. Pourtant, de là, tout m’apparaissait très clair et je ne perdais pas une miette du spectacle.
Quand soudain, je regagnai mon corps. Comme happée par un grappin invisible je fus tirée vers lui sans ménagement. D’un coup, je sentis toute la cruauté de la gravité, telle une claque brutale et fulgurante. Mais, plus pesant encore que cette enveloppe charnelle réintégrée, je perçus un profond accablement.
À ce fardeau s’ajoutaient de vives et pénétrantes douleurs qui me parcouraient de la tête aux pieds. Des picotements, agressifs et déplaisants cheminaient en rythme le long de mon système nerveux tandis que le soldat à mon côté frappait de son lourd marteau. À coups redoublés, il enfonçait les clous chargés de me maintenir en place. Chaque choc créait un insoutenable lancinement manquant à tout instant de me faire sombrer dans l’inconscience. Les pointes transpercèrent bientôt mes poignets, mais plus que ces entraves ce fut la souffrance physique qui me paralysa.
Une fois cette tâche finie l’homme s’éloigna.
Alors, par je ne sais quel miracle, cette cuisante sensation disparut aussi vite qu’elle était apparue. Tous mes maux s’effacèrent comme par magie. Seule une vague conscience de mon pénible état persistait encore, m’empêchant d’oublier totalement que j’étais clouée à une croix.
Rassérénée, je laissai lentement ma tête tomber sur le côté. J’entrevis une autre personne qui subissait le même châtiment. À son tour, elle tourna son regard dans ma direction.
Tout m’apparaissait flou. Autour de moi, aucun contour ne se dessinait de façon claire. Néanmoins, je savais qu’elle me fixait. Qui était-elle ? Qu’avait-elle fait pour se retrouver ainsi martyrisée ? Et moi ?
Du monde s’agita autour de nous, prêt à relever les deux piloris et à les planter dans le sol. Nous continuâmes à nous contempler, les yeux dans les yeux. Je ne parvenais pas à déterminer qui elle était et pourtant je sentais au fond de moi que je la connaissais. Nous avions tant partagé.
Des secousses firent renaître mon calvaire tandis que nos croix se soulevaient.
« Réveille-toi », me susurra avec tendresse la personne crucifiée à mon côté.
Ces paroles m’interpellèrent de par leur singularité. Je haussai un sourcil interrogateur. Quand à nouveau, la sensation de souffrance s’évanouit. Petit à petit, elle fut remplacée par une impression de bien-être. J’avais encore une fois délaissé mon enveloppe physique et je voguais sur une vague de douceur. Devant moi, le tableau s’était volatilisé en même temps que les maux…
⁂
« Réveille-toi feignante ! »
J’ouvris des yeux encore pleins de sommeil. Plantée face à moi, ma sœur aînée me toisait la mine sévère.
« J’espère que tu ne comptes pas roupiller toute la journée ? poursuivit Amalée déjà passablement énervée malgré l’heure matinale. Tu crois peut-être que les gloutons vont se nourrir tout seuls ? Allez, dépêche-toi un peu ! » aboya-t-elle en accompagnant ses derniers mots d’un coup de pied dans les tibias.
Elle quitta les lieux.
À la suite de cette nuit agitée et de ce rêve dont le souvenir commençait de plus en plus à s’effacer, je restai l’esprit quelque peu embrumé. Ainsi, malgré un réveil brutal, j’eus encore besoin de plusieurs longues minutes avant de parvenir à me recentrer sur le présent. Assise sur ma couche constituée d’un simple matelas de paille et d’une couverture, je m’étirai sans retenue. Puis, me levant sans brusquerie, je regardai autour de moi. Tout se révélait calme dans cette remise.
« Allez ! »
Enfin bien réveillée, je m’encourageai à voix haute, prête à endurer une nouvelle journée de labeur. Décidée, j’attrapai mes bottes longues. D’un geste habitué, j’époussetai ma robe de lin des brins de paille qui s’y étaient accrochés, et quittai la remise. Au passage, j’attrapai deux lièvres morts. Mon frère les avait suspendus là la veille pour éviter qu’ils se fassent dévorer par les rats. Mes deux victimes sur l’épaule, je me dirigeai bon train plus en profondeur dans les bois, vers l’enclos des gloutons.
Le jour se levait à peine lorsque je pénétrai sous le couvert des arbres. La maison de mes parents, et la remise avaient été construites au centre d’une petite clairière. Elle-même se situait au cœur de la forêt de Lisart, dans la partie centre-nord d’Ohorat. Vaste forêt dans laquelle la lumière du soleil filtrait avec difficulté, l’atmosphère s’y trouvait en permanence lugubre.
Après plusieurs minutes de marche, j’arrivai en vue des enclos. Les gloutons se tenaient tapis dans l’ombre.
Avec d’infinies précautions, j’ouvris la porte de leur geôle et y abandonnai sans traîner les deux pauvres lièvres attrapés par mon frère. Ils leur serviraient de déjeuner. D’un même mouvement vif, je refermai. Les trois monstres à la fourrure dense et marron, presque noire, se jetèrent aussitôt avec avidité sur les petits cadavres.
Je m’attardai quelques instants, les regardant s’arracher les corps de ces êtres chétifs tellement moins détestables.
Quand tout se figea autour de moi.
Comme d’habitude, ma catalepsie dura à peine quelques secondes ; il me fallut une bonne minute ensuite pour revenir à la réalité.
Quelle décision prendre ? Devais-je laisser filer ou agir ? Les conséquences pourraient s’avérer désastreuses si je choisissais de me faire confiance. Pourtant, l’éventualité d’un heureux dénouement existait aussi.
Je secouai la tête, résolue. Tournant les talons, j’abandonnai les horribles bestioles. Le chemin pour rentrer chez moi se trouvait derrière ; je m’aventurai encore plus en avant dans la forêt.
Je savais ce qui allait se produire et mon cœur battait la chamade rien que d’y penser. Je pouvais toujours faire demi-tour… Malheureusement, ma conscience m’en empêchait. Je poursuivis donc ma route au milieu des bois, sans me retourner. La progression devint de plus en plus ardue au fur et à mesure que je m’enfonçai dans une zone où personne ne se hasardait jamais. Enfin, j’atteignis mon but.
Je scrutai les environs, mais personne ne semblait présent sur place. Je m’apprêtais à avancer pour m’en assurer quand je m’arrêtai net : la lame d’un poignard venait de se poser sur ma gorge. J’avais les yeux grands ouverts, apeurée, n’osant plus bouger d’un pouce.
« Qu’est-ce que tu fais là ? Me surprit une voix féminine.
— Je suis venue vous prévenir que des soldats allaient arriver… Balbutiai-je.
— Qu’est-ce que tu me chantes là ? Comment m’as-tu trouvée ? Me questionna la femme en plantant un peu plus la pointe de son arme sous mon menton.
— J’ai eu une vision… M’empressai-je de préciser.
— Tu m’en diras tant ! ironisa-t-elle. Explique-toi ou je te tranche la gorge ! aboya-t-elle.
— Non je vous assure ! J’ai des sortes d’intuitions, et je perçois des choses qui doivent arriver ! Des soldats vont débarquer pour vous attaquer ! tentai-je de la convaincre.
— Tu as eu ta chance… »
Je voyais ma dernière heure sonner.
Quand une flèche fila sous mes yeux et alla se ficher dans un tronc juste à côté. Elle fut suivie aussitôt par d’horribles hurlements belliqueux qui retentirent de diverses directions.
La femme qui me retenait abandonna son idée de m’égorger. Avec rudesse, elle me jeta à terre et dégaina de sa main libre une épée longue. Des soldats sortirent des bosquets alentour. Il en arriva de tous les côtés. Les armures qu’ils portaient se trouvaient constituées de fines bandelettes de métal cabossées et corrodées par la crasse. Des courroies de cuir noires de saleté les maintenaient entre elles. Sur la tête, ils arboraient pour la plupart des casques du même métal et dans un état identique. À leur ceinture pendait enfin l’étui vide de leur courte épée, actuellement levée en direction de leur adversaire.
Mais leur accoutrement n’était pas aussi extraordinaire que ceux qui le revêtaient. Bas sur pattes puisqu’ils n’excédaient pas un mètre de haut, leur peau s’ornait de jaune-ocre et leurs yeux d’un orangé luisant. Leur visage plat était entouré de chaque côté d’oreilles démesurées et pointues qui dépassaient de leur casque de façon risible. Enfin, de leur large bouche on pouvait entrevoir de petites dents acérées qui pointaient et qui me rappelaient un peu les crocs de ces satanés gloutons.
Accroupie dans un coin, je demeurais immobile pour ne pas me faire remarquer. J’en profitai pour observer la femme. Ses longs cheveux bruns suivaient chacun de ses mouvements. Ils volaient sans jamais retomber sur ses épaules du fait de l’intensité du combat. Elle se battait en même temps contre trois voire quatre de ces petits adversaires hargneux. Elle luttait avec une telle rage que ses traits ressemblaient à ceux d’une furie. Les coups d’acier pleuvaient dans tous les sens. De fines entailles parsemaient de plus en plus ses membres à découvert dès qu’une ouverture laissait le champ libre à un ennemi. Cependant, cela ne paraissait pas l’inquiéter ; le gros des troupes gisait déjà à terre, mort ou agonisant.
Deux des petites créatures postées face à elle essayaient d’approcher, mais sans succès. Leurs tentatives les mettaient encore davantage en difficulté. Quoiqu’impuissants devant la maîtrise de leur rivale, les deux êtres aux oreilles pointues continuaient à donner des coups inutiles de leur fer rouillé. Je compris bientôt pourquoi lorsque, arrivé au pas de charge par-derrière, un troisième soldat bondit par surprise sur le dos de la guerrière. Mais c’était sans compter sur son incroyable célérité.
L’être batailleur avait à peine atterri que la femme, ayant lâché son poignard, le saisit de sa main libre. Ni une, ni deux, elle le renvoya avec violence et une facilité déconcertante sur ses deux alliés comme s’il ne pesait rien. À terre et empêtrés les uns sur les autres, il ne lui restait plus qu’à les achever.
Malgré l’horreur que m’inspiraient ses actes, je ne pouvais quitter cette guerrière des yeux. La lame de son épée couverte de sang, elle la nettoya à la hâte de la main. Les cadavres des soldats jonchaient le sol dans le désordre le plus total.
« Dépêche-toi, il faut partir ! M’intima-t-elle en rengainant ses armes dans leur fourreau. Le reste de leur groupe ne doit pas être très loin… »
Sous le choc de tant de violence, je demeurai paralysée. Partout où se posait mon regard, ce n’était que sang et chair. Et je sentis que la nature profonde de ce lieu venait de changer. En l’espace de quelques minutes la présence inédite des humanoïdes que nous représentions, avait transformé cette zone vierge et pure. La mort s’était installée. Plus jamais cet endroit ne retrouverait sa sérénité d’antan.
Bien que chamboulée par les sanglants événements qui s’étaient déroulés, je finis par me lever et courus sur les talons de la femme sans réfléchir. Elle avait en moins de deux réuni ses affaires, et son baluchon pendait désormais dans son dos.
« Dépêche-toi ! » M’enjoignit-elle encore en disparaissant derrière des buissons.
Trop bouleversée pour raisonner, je me contentai d’obtempérer et me faufilai à sa suite dans les bois.
Au bout d’une dizaine de minutes à bonne allure, elle finit par ralentir, à mon grand soulagement. À bout de souffle, j’en profitai pour récupérer et tenter d’éliminer le point de côté qui me martelait le flanc depuis plusieurs centaines de mètres déjà.
Nous nous trouvions toujours dans les bois. La pénombre nous environnait, oppressante. Les rares manifestations du vent qui arrivaient à s’infiltrer faisaient osciller les branchages en une danse désordonnée et angoissante. Au milieu de cette atmosphère inquiétante, non loin, nous parvenait aux oreilles le clapotement régulier et apaisant d’une rivière, seul bruit, en dehors de ma respiration haletante, que l’on distinguait.
Jamais je ne m’étais aventurée aussi en avant dans la forêt de Lisart. Lugubre déjà à son orée, elle m’avait toujours fait horreur et cette escapade en terrain inconnu n’allait pas améliorer mon ressenti. Sans compter que si je ne faisais pas marche arrière de suite je risquais de me perdre pour rejoindre la maison.
« Que doit-il arriver maintenant ?
— Pardon ? m’exclamai-je soudain sortie de mes pensées.
— Tu as dit que tu avais eu une vision où tu voyais l’attaque ? Ensuite, qu’est-ce qui se passe ? Me pressa-t-elle.
— C’est-à-dire que… balbutiai-je.
— Quoi ? insista-t-elle en se collant davantage encore à moi.
— Je ne sais pas ! En fait, je suis revenue à moi quand la première flèche a volé devant nous ! Je n’ai pas la moindre idée de ce qui va se dérouler… Confessai-je.
— Génial… Souffla-t-elle dépitée, des signes d’énervement dans la voix.
— Et d’ailleurs, qu’est-ce que…
— Chut ! » M’intima-t-elle avant que je n’aie eu l’occasion de poser ma question, le doigt en l’air pour bien me faire comprendre que je devais me taire.
Elle tendit l’oreille et le silence retentit. Le clapotis de la rivière accrocha en premier lieu mes sens, puis ce fut le bruit du métal qui s’entrechoque et les cris multiples des soldats.
« Ils arrivent ! Nous allons devoir franchir la rivière ! Avant qu’ils trouvent un endroit pour traverser nous serons loin.
— Je ne vais pas traverser la rivière, j’habite là-bas moi ! Dis-je tout en lui indiquant du doigt la direction opposée, mais elle n’y prêta aucune attention.
— Tu n’as pas vraiment le choix.
— Mais je n’ai rien à voir avec vous…
— Si tu ne viens pas avec moi ils te trouveront, et peu importe qui tu es, ils te tueront ! » Me certifia-t-elle sans une once de réserve.
Je sentis qu’elle disait vrai. Je ne disposais pas vraiment d’autres solutions. Sans compter que les vociférations des soldats en colère après la découverte du sanglant massacre opéré plus loin retentissaient de plus en plus. Elles arrivaient de tout autour de nous comme un écho dans une vaste grotte.
« Vite ! »
À la hâte, je pris la suite de la femme. Après quelques minutes d’une course toujours aussi difficile parmi les broussailles environnantes, nous atteignîmes la rivière. Ou devrais-je dire le torrent plutôt. Non contents de mesurer près d’une vingtaine de mètres de largeur les flots qui le composaient s’avéraient des plus agités. De violents remous venaient exploser de chaque côté éclaboussant les berges.
« Allez ! »
Je jetai un regard incrédule et affolé à ma partenaire qui m’exhorta pourtant d’un signe de tête à sauter. Mon cœur se mit à battre à tout rompre dans ma poitrine. Je posai encore mes yeux dans les siens. Ce qu’elle s’apprêtait à faire ne semblait pas l’émouvoir. Elle me demandait de l’imiter.
Sans vraiment savoir pourquoi, je décidai de lui faire confiance.
Je pris mon courage à deux mains. Et finalement, retenant ma respiration, je m’élançai…