La découverte du pot au feu

Il y était presque ! Après des années de traque, il allait enfin mettre la main dessus !

Le voleur profita du remue-ménage dans l’hôtel pour atteindre les appartements du directeur de l’établissement. S’assurant que rien ne bougeait alentour, il retira de sous son veston sa panoplie de cambrioleur. Il avait eu un mal fou à l’introduire dans l’immeuble. Celui-ci ne disposait que d’une seule entrée et avec l’événement à venir, les clients étaient fouillés à la fois pour y pénétrer et pour en sortir. Il dut alors envisager l’accès réservé au personnel. Par chance, même dans les établissements les plus renommés, il y avait quelqu’un à soudoyer. Moyennant quelques bières bues à la taverne de la ville, il réussit à convaincre l’un des commis de cuisine de glisser dans ses poches son petit matériel.

Il pénétra sans difficulté dans la chambre et s’assura qu’aucune chausse-trape n’était dissimulée. Puis il repéra le coffre et, toujours à l’aide de ses outils, mais aussi de ses années d’expérience, il désamorça le piège qui y avait été intégré et crocheta la serrure. Il lui suffisait maintenant de prendre le diamant et faire en sorte que personne ne s’aperçoive de son passage. Ne resterait plus enfin qu’à faire sortir la pierre en douce. Et cela ne serait pas de la tarte.

« J’ai hâte d’y être ! s’exclama l’elfe des bois tout excitée. C’est la première fois que je vais dormir dans un luxueux hôtel comme ça !

— C’est vrai ? Moi qui pensais que la grande Cylcralandra Tha’al, douzième dans l’ordre de succession de la maison Tha’al de la forêt d’Unarith, était une adepte de ce genre d’établissement ! Je suis déçu, railla Myriil son mentor.

— Je ne suis peut-être que douzième, mais sois sûr que si un jour je deviens reine je te ferai regretter toutes tes moqueries !

— Je tâcherai de m’en souvenir, répondit-il en riant.

— Il paraît qu’ils ont des baignoires dans les chambres ! continua Cyl sans prêter attention à son ami. Je ne me rappelle plus la dernière fois où j’ai pris un bon bain ! J’en aurais bien besoin ! Je suis couverte de poussière à cause de toutes nos allées et venues, dit-elle en jetant à son compagnon de voyage un regard noir de sous-entendus.

— Dois-je te répéter que nous n’y allons pas pour le plaisir ? La coupa Myriil.

— Rabat-joie ! murmura Cyl.

— Nous sommes en mission ! poursuivit l’elfe de lumière.

— Oui, je sais… Soupira la jeune archère à l’idée de ce qui les attendait.

— Quoi, c’est tout ? Moi qui imaginais que cette mission t’enthousiasmerait !

— Protéger un vieux caillou tout en regardant des gens s’empiffrer ? Très peu pour moi… Répondit-elle avec indifférence.

— L’œil de la vouivre un vieux caillou ? Un rubis de trois mille carats ? Tu es restée trop longtemps dans ta forêt à parler aux arbres, je pense… Est-ce que tu savais que cette merveille a été subtilisée à son monstrueux propriétaire par un nain ?

— Non, je l’ignorais… Bizarre, j’aurais cru que des nains garderaient ce genre de trésor pour eux ?

— C’est effectivement ce qu’ils ont fait pendant des décennies avant de se le faire voler ! La pierre a ensuite pas mal voyagé pour finalement d’atterrir entre les mains du directeur de cet établissement où nous nous rendons. C’est la première fois qu’elle va être présentée au public, dit l’elfe au teint hâlé. Tiens, nous y sommes ! »

« Hep là ! On n’entre pas ! »

Tandis que Myriil et Cyl pénétraient dans l’hôtel où ils étaient attendus, un demi-orque colossal leur barra la route. Au contraire de tous ceux qu’ils avaient eu l’occasion de croiser jusqu’à présent, celui-ci était paré d’un chic complet noir qui le rendait ridicule tant ce costume était inhabituel pour sa race.

« Bonjour très cher, commença Myriil pour qui les bonnes manières n’avaient aucun secret, je suis le seigneur Myriil Hatharal et voici ma collègue Cylcralandra Tha’al. Nous sommes attendus par le directeur. »

Sceptique, le portier considéra les tenues crasseuses et les mines tout aussi sales des deux nouveaux venus avant d’accepter, à contrecœur, de les laisser entrer.

« Les armes restent ici ! » Grogna-t-il dans un langage parfaitement compréhensible, ce qui était rare pour les membres de son peuple.

Ces paroles firent hésiter les deux elfes. Après s’être interrogés du regard, ils obtempérèrent. Ils déposèrent, l’un, une épée bâtarde, une courte et un assortiment de lames de jet, l’autre, un arc de maître, un carquois rempli de flèches et une petite dague que Cyl cachait dans sa botte.

« Venez avec moi. » Les invita avec rudesse le demi-orque lorsqu’il se fut assuré qu’ils ne transportaient plus d’armes sur eux.

Le mastodonte les conduisit à travers le hall d’entrée où régnait une forte activité. Des clients richement vêtus, humains, mais également elfes pour la plupart, arrivaient et quittaient l’hôtel en permanence. Autour d’eux s’affairaient les gens de maison. Ici, pour porter les bagages, plus loin pour offrir leurs services à des personnes que l’aisance pécuniaire semblait avoir rendu hautains.

« Monsieur le directeur, ces personnes souhaitent vous voir », dit le demi-orque avant de retourner à son poste.

Il avait conduit les deux elfes à l’entrée d’une vaste pièce où aurait lieu le soir même la présentation du diamant. Là aussi une fiévreuse agitation régnait. Le propriétaire de l’hôtel finalisait les préparatifs pour l’événement.

« Seigneur Hatharal, je présume ?

— C’est exact. Et voici ma collègue, Cylcralandra Tha’al.

— Bien, je vous attendais ! La pierre va être installée d’ici peu.

— Puis-je vous demander où elle se trouve en ce moment ? questionna Myriil.

— Actuellement, elle est en sûreté dans un coffre de mes appartements.

— Et qu’en est-il des accès ?

— Comme vous pouvez le voir, cette pièce n’a qu’une unique ouverture où nous nous tenons. De la même manière, en dehors de l’entrée réservée au personnel et située à l’arrière, l’hôtel ne dispose que d’une seule issue ; tout le monde passe automatiquement devant notre portier et est fouillé à chaque fois… »

Le directeur fut soudain coupé par le bruit d’une chaise qui tombe au sol, et la violente altercation qui s’ensuivit :

« Qu’est-ce que c’est que cette horreur ? »

Le directeur et les deux elfes arrivèrent en quelques pas dans la salle attenante où se trouvait le restaurant de l’hôtel. Là, ils aperçurent un nain de dos. Debout devant sa chaise renversée, il hurlait son mécontentement à un serveur pétrifié, et à qui voulait l’entendre.

« Je suis sincèrement confus, je ne sais pas ce qui a pu se passer… Bredouillait le garçon désolé.

— Vous ne savez pas ? Je vais vous le dire moi ! Ce pot-au-feu est la pire chose que j’aie jamais mangée ! Et vous osez servir ça à vos clients ?

— Je connais cette voix, murmura Cyl tout en cherchant à se remémorer où elle l’avait entendue.

— Je vous prie de bien vouloir nous excuser, intervint aussitôt le directeur en s’approchant. Vous êtes notre invité, commandez ce qu’il vous plaira, c’est la maison qui offre.

— Mouais… Peut-être une autre fois, répondit le nain quelque peu calmé par cette proposition. En attendant, allez me jeter ça dans le caniveau ! dit-il en désignant la marmite de pot-au-feu.

— Bien entendu ! »

D’un claquement des doigts, le propriétaire des lieux fit signe au serveur d’emporter le récipient hors du restaurant, ce qui fut aussitôt fait.

« Jaarannisson ? »

En entendant ce nom, le nain se retourna.

« Cyl ? Ben ça alors !

— Vous vous connaissez ? intervint Myriil interloqué tandis que le petit homme venait à leur rencontre.

— Jaarannisson est mon cousin », répondit Cyl avant d’enlacer celui-ci pour le saluer.

Incrédule, le compagnon de voyage de Cyl détailla le nouvel arrivant. Courtaud, il mesurait près d’un mètre cinquante ce qui faisait de lui un nain de taille respectable. Large de carrure, il portait une tunique sans manches qui laissait apercevoir des bras peu musculeux. Son visage rondelet était entouré d’une chevelure fine et rousse qui descendait jusqu’à ses épaules. On y entrevoyait des oreilles légèrement pointues sur le dessus. Fait des plus curieux pour un nain, Jaarannisson était imberbe.

« Le père de Jaarannisson a épousé ma tante Cywiel, expliqua Cylcralandra qui avait noté le regard interrogateur de son ami. Cousin, je te présente le seigneur Myriil Hatharal.

— Enchanté.

— Moi de même.

— Alors, vous faites quoi là tous les deux ? On s’prend un peu de bon temps en amoureux ? dit-il d’un air entendu.

— Non, non ! Pas du tout ! s’écria la jeune elfe à la peau teintée de vert qui, si elle avait pu rougir, aurait sans nul doute viré au marron. Nous avons été embauchés pour déjouer d’éventuels vols de l’œil de la vouivre.

— L’œil de la vouivre ? C’est quoi ? Quelqu’un a des cors aux pieds ?

— Mais non, pas un œil-de-perdrix, l’œil de la vouivre ! C’est un rubis de trois mille carats.

— Oh !

— Il paraît que c’est un nain qui l’aurait arraché à une vouivre, dit Cyl sous le regard amusé de Myriil. Et toi alors, que fais-tu ici ?

— Oh moi ? Tu sais que j’aime bien la bonne chère, et j’avais cru comprendre que le pot-au-feu de ce restaurant était un régal, répondit-il en fixant le directeur de l’hôtel.

— Je suis vraiment confus, je ne m’explique pas ce qui a pu se passer…

— N’en parlons plus ! Bien, vous avez tous l’air très occupés, j’veux pas vous déranger plus. Bonne journée à tous, et à la revoyure Cyl ! »

Tournant déjà le dos à ses interlocuteurs, il les salua de vifs mouvements du poignet avant de s’éclipser.

« Bien, où en étions-nous ? Ah oui ! Je propose que vous preniez le temps d’aller vous changer et nous nous retrouvons en suivant dans ma chambre pour transporter la pierre jusqu’au lieu d’exposition. »

« Ben dis donc, j’ai bien l’impression que tout le gratin s’est réuni ce soir pour voir ce caillou », s’exclama Cyl toute fringante après avoir profité d’un bon bain et enfilé des vêtements propres.

La soirée battait maintenant son plein. Des êtres de toutes races, humains, elfes, mais également gnomes, et nains s’étaient mis sur leur trente et un pour assister à la présentation de ce qui était annoncé comme étant le plus gros rubis des royaumes. Installés au fond de la pièce, la gemme attirait les regards et le buffet les affamés. Les deux elfes chargés de veiller sur la pierre se tenaient droits comme des piquets juste derrière l’objet.

« Tu n’as pas idée, confirma Myriil plus habitué aux soirées mondaines. Là, en redingote rouge, c’est Ristan Tymarma, le plus riche commerçant du coin, énuméra-t-il en désignant les personnes d’un signe du menton. Ici, l’elfe aux cheveux noirs et aux yeux verts, c’est Amiel Thilthal…

— Le barde ? Le pressa Cyl visiblement intéressée.

— Lui-même… Et l’homme-là, vêtu d’une robe violette qui ne cesse de regarder dans notre direction, c’est un des plus grands illusionnistes du moment, le mage Gando. »

Tandis que Myriil présentait le magicien à son amie, celui-ci s’approcha d’elle un sourire charmeur aux lèvres.

« Vous ne devriez pas rester là jeune demoiselle, votre éclatante beauté rend terne celle de ce bijou, dit-il en faisant un baisemain à l’elfe.

— Et vous devriez reculer un peu avant de prendre mon éclatante beauté dans les dents ! s’enflamma aussitôt Cyl en retirant sa main.

— Fougueuse en prime ? J’aime… Poursuivit-il avec un clin d’œil appuyé. Et voilà donc l’œil de la vouivre dont tout le monde parle ? »

Sans se soucier des paroles de Cyl, il attrapa impunément la pierre entre ses doigts et la leva au-dessus de sa tête pour en admirer le lustre en pleine lumière. Myriil réagit aussitôt. Il empoigna la main du mage qui tenait le rubis et d’un geste fluide et expert, fit passer son bras dans son dos.

« Je vais vous demander de remettre ce rubis tout de suite ! Le pressa l’elfe rompu aux arts martiaux.

— Dans ce cas, pourriez-vous me lâcher ? » Ahana Gando.

En douceur, Myriil relâcha sa prise et libéra le magicien qui tout aussi délicatement reposa la gemme à sa place. Après quoi, il épousseta sa robe comme s’il avait été jeté à terre, et s’éloigna non sans attirer les regards amusés sur son passage.

« Eh bien, voilà qui est fait ! annonça le directeur ravi. Hormis un léger incident, tout s’est parfaitement déroulé ! »

Même si les invités avaient tous désormais quitté la salle de réception, il y régnait toujours une certaine animation. Le personnel était à l’œuvre pour remettre en ordre ce qui devait l’être. Le demi-orque avait lui aussi rejoint l’assemblée pour prêter sa force et déménager les meubles lourds.

C’est ainsi que, profitant de l’agitation, un gnome se faufila dans la pièce. Sa petite taille et son sens de la discrétion lui permirent d’arriver jusqu’au rubis en passant au nez et à la barbe des deux elfes qui discutaient avec le directeur de l’hôtel. Il tendit la main ; la pierre n’était plus qu’à quelques centimètres… Quand soudain, deux bras immenses l’entourèrent et le soulevèrent comme s’il s’agissait d’un simple enfant.

« Lâche-moi espèce de brute ! » S’époumona le gnome tout en donnant de violents coups de pied.

Le colosse, s’il sentit ces attaques n’en laissa rien paraître. Il se contenta de resserrer sa prise sur celui qu’il venait d’attraper la main dans le sac, sur le point de commettre un vol.

« L’œil de la vouivre a disparu ! hurla à ce moment-là le directeur.

— Comment est-ce possible ? Nous ne l’avons perdu des yeux qu’à peine quelques secondes. Est-ce que vous l’avez fouillé ? » demanda Myriil au portier.

Le demi-orque fit un signe de tête affirmatif, plus représentatif de la façon dont communiquaient d’ordinaire les membres de sa race.

« Pas de trace de la pierre… En conclut l’elfe songeur. Où est-elle ? s’enquit-il auprès du gnome.

— Je sais pas de quoi vous parlez !

— Tu nies être venu voler ce rubis ? »

Le gnome resta muet.

« Puisque tu ne sembles pas disposé à nous dire la vérité, je pense qu’un petit tour en prison devrait te délier la langue…

— Vous avez pas le droit, j’ai rien fait moi !

— Si tu n’as rien fait alors, parle ! Où est le rubis ?

— Aucune idée ! Je sais juste que quand j’ai voulu le prendre il a disparu…

— Il a disparu ? Comme ça, d’un coup ? s’étonna Cyl pas du tout convaincue par ce que racontait ce gnome chapardeur. Tu essayes de nous balader !

— Je ne crois pas… Dit alors Myriil qui se mit à réfléchir à toute allure. Vite, où se situe la chambre de Gando ?

— Gando ? Vous ne le trouverez pas là. Il vient de demander à ce qu’on prépare son cheval, dit le directeur.

— Il n’est peut-être pas encore trop tard… »

Au pas de course, les deux elfes se précipitèrent à l’extérieur de l’hôtel où par chance ils aperçurent le mage sur le point d’enfourcher sa monture. Les voyant à son tour il comprit qu’il était démasqué. Abandonnant l’idée de fuir par la route il s’apprêta à se téléporter. Il se mit à psalmodier, quand sa concentration fut stoppée et son sort avec. Cyl, archère émérite, venait de lui décocher une flèche qui le cloua par la robe au mur de l’écurie.

« Très cher Gando, vous nous quittez déjà ? demanda Myriil qui arrivait au pas à sa hauteur.

— Je serai volontiers resté, mais des affaires urgentes m’appellent ailleurs, tenta le sorcier à tout hasard.

— Êtes-vous au courant que l’œil de la vouivre a été volé ?

— Et comment le serai-je ? Il se trouvait encore à sa place lorsque nous nous sommes croisés.

— C’est exact, mais voyez-vous, il s’est avéré que ce que nous prenions pour un rubis n’était en fait qu’une illusion ! révéla Myriil tandis que, fouillant sous la cape de voyage du mage, il mettait la main sur la pierre dérobée.

— Comment ? Je ne comprends pas, quelqu’un a dû cacher ce rubis…

— Dans une poche secrète de votre manteau ? Je n’en doute pas.

— C’est un faux ! Le coupa Cyl en attrapant la gemme des doigts de son ami.

— Quoi ? s’exclamèrent de concert Myriil et Gando médusés.

— Regardez ! Leur montra la jeune elfe. Le choc contre l’écurie a fendu cette pierre ; ça m’étonnerait qu’il s’agisse de l’originale.

— Mon pauvre Gando, j’ai bien l’impression que vous vous êtes fait avoir. Mais alors où est la vraie ? … »

Tandis que les deux elfes se creusaient la tête pour tenter de résoudre le mystère, un nain fouillait le caniveau à l’arrière de l’hôtel à la recherche des restes d’un pot-au-feu soi-disant immangeable.

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