Chapitre 1 : À l’aventure compagnons !
« Je suis à la recherche de compagnons pour me rendre au donjon des mystères ! »
Interloqué, je levai le nez de ma bière et jetai un œil à l’homme qui venait de parler. Au seul ton de sa voix, je m’étais imaginé un colosse de près de deux mètres, musculeux et au regard torve. Au lieu de cela, je découvris un vieillard de taille moyenne et à la silhouette longiligne. Une interminable barbiche blanche suivait les mouvements de son menton et descendait jusqu’à son nombril. Son vêtement, bien que constitué d’une simple robe et d’un chapeau pointu, n’en restait pas moins de qualité. Des motifs ornementaux cabalistiques se trouvaient brodés par endroits. Le fil vert émeraude utilisé sur un tissu mauve faisait ressortir avec élégance ces signes à la signification obscure pour un non initié comme moi.
« Qui parmi vous sera assez valeureux pour rejoindre mon groupe et braver les dangers de cette quête ? Parce que oui, cette aventure ne sera pas sans périls. Nous devrons prendre garde aux pièges, affronter des monstres ! Tout le monde ne reviendra pas… »
À nouveau, je fus frappé par ces paroles prononcées d’une puissante intonation, presque menaçante, par cet humain à l’apparence si frêle. Il possédait une prestance qui ne manquait pas de faire forte impression auprès des spectateurs alors même qu’il nous annonçait souffrance et mort. Qui pouvait se révéler assez fou pour accepter ce genre d’offre ? Et d’abord, c’était qui ce gars ?
Comme s’il avait lu dans mes pensées, il se présenta alors :
« Je me nomme Darken… »
À ces simples mots, des murmures de stupeur s’élevèrent. Parmi eux, je crus distinguer « l’empoisonneur ».
« … Certains d’entre vous ont sans doute entendu parler de moi, continua-t-il sans prêter attention aux bavardages indiscrets. Vous devez ainsi savoir que je n’en suis pas à mon coup d’essai. J’ai déjà conquis bon nombre de donjons, non moins dangereux. J’ai vaincu des ennemis plus redoutables que vous ne pourriez l’imaginer. J’ai participé à l’émergence de royaumes ! »
Son long éloge dit, il scruta l’assemblée qui s’était tue.
« Alors, personne ? Je me serais attendu à plus de témérité de la part des Iolcosiens ! »
Dans sa main, le bâton de mage qu’il tenait frappa le sol en signe de défi. Je parcourus la salle des yeux. Autour de moi siégeaient une douzaine d’êtres de toutes origines. Tous conservaient leur attention tournée vers l’homme, mais aucun ne paraissait décidé à répondre à sa demande. Ils fuyaient d’ailleurs son regard lorsque celui-ci pointait sur eux.
Je détournai les yeux et les reportai sur la chope de bière largement entamée devant moi. Voilà plus d’une heure que je la sirotais en silence. Je savourais chaque gorgée tandis que le liquide se trouvait chaud et s’était éventé. Quelle atrocité ! Mais je n’étais pas en mesure de me plaindre. Les dernières pièces de cuivre que mon père avait daigné m’octroyer, en même temps qu’un coup de pied au derrière ne représentaient plus que peau de chagrin. Je disposais bien encore de la bourse offerte par ma mère en cachette au moment de mon départ, mais j’espérais ne pas avoir à m’en servir. De fait, si je ne voulais pas rentrer chez mes parents honteux, je me voyais dans l’obligation de dénicher une occupation rémunératrice et digne.
« J’ai entendu dire que la tour renfermerait une salle remplie d’or et de pierres précieuses ! Relança le mage en guise d’appât. Évidemment, les richesses que nous pourrions trouver lors de notre périple seront réparties de façon égale entre ceux qui auront survécu. »
Je me retournai sur mon tabouret. Il avait fait mouche. L’assistance commençait à s’agiter sur son siège, avide de fortune. Le poisson était ferré.
« J’en suis ! »
Sans grand étonnement, plusieurs voix s’élevèrent alors pour signifier qu’elles feraient partie de l’aventure. Une surprise déclencha néanmoins une série de battements incontrôlables dans ma poitrine : je venais de me résoudre à participer ! Certes, je me trouvais au pied du mur. Sans ressources, je ne disposais pas d’autre choix que de me faire engager pour quelque mission que ce soit. De là à aller crapahuter dans les couloirs sombres et infestés de créatures hostiles d’un donjon…
À tout hasard, je regardai autour de moi. Peut-être qu’aucun son n’avait en réalité franchi mes lèvres ? Ou peut-être que personne n’avait entendu ? Hélas, devant les yeux moqueurs fixés sur moi, je compris que ma langue n’avait pas remué dans le vide.
« Bien ! Messieurs, dames, je vous propose que nous nous retrouvions demain matin ici même. Nous partirons avant l’aube. Ne soyez pas en retard, nous ne vous attendrons pas. »
Avec un sourire de contentement, l’homme finit par déserter les lieux, et les discussions interrompues un peu plus tôt purent reprendre bon train.
Un grand gaillard qui s’était levé avec convoitise à l’annonce de la récompense de quête et avait manifesté son adhésion à la mission au même titre que moi, ne me quittait pas des yeux. Sa musculature laissait peu de place au doute : c’était un combattant. Il mesurait pas loin de deux mètres. Son visage oblong aux arêtes saillantes présentait des cicatrices d’anciennes blessures, dont l’une qui lui avait arraché une partie du nez. Cela lui donnait un aspect mauvais et le rendait particulièrement laid.
L’air narquois sur la figure, il délaissa sa tablée pour venir à ma rencontre. De ses larges épaules, il se fraya sans mal un passage entre les serveuses aux plateaux bien remplis et s’approcha du bar où je me tenais accoudé. Je feignis l’ignorance tandis qu’il me toisait sans vergogne.
« Alors comme ça tu veux participer à l’aventure le nabot ? Finit-il par lâcher.
— J’suis pas un “nabot” !
— Quelqu’un qui fait un mètre douze, chez moi, on appelle ça un nabot !
— D’abord, je mesure un mètre cinquante ! Ça fait de moi un nain plus grand que la moyenne, dis-je fier. Et je ne suis pas un nain, je suis un elfe-nain !
— Un elfe-nain ? »
Contre toute attente, il s’esclaffa. Mes paroles ne me semblaient pourtant pas si drôles.
Durant des secondes qui me parurent une désagréable éternité, il pouffa. Les bruits qu’il émettait me firent penser à ceux d’un auroch poilu en train de cracher des bourres de laine. À cette image, je fus tenté de l’imiter, mais je m’abstins.
Pour l’obliger à cesser, mon côté nain s’apprêta à casser sur son crâne mon verre de bière. Tant pis pour le breuvage devenu de toute façon tout juste buvable. Mais, ma moitié elfe parvint à retenir son geste et je me contraignis à attendre impatient qu’il stoppe ses dérangeants vagissements.
« J’ai jamais rien entendu d’aussi ridicule ! reprit-il, de minuscules larmes aux coins des yeux. Quoiqu’il en soit, je veux pas apercevoir ta sale tête demain matin le minus ! aboya-t-il en me crachant au visage son haleine chargée d’alcool.
— Il ne me semble pas qu’il ait limité l’accès aux seuls humains écervelés, lançai-je en manière de défi.
— De quoi tu me traites le gnome ? répliqua-t-il en tapant du poing sur le comptoir.
— Il n’a rien à voir avec un gnome ! »
Il venait de poser sur mon torse un index menaçant quand il fut interrompu.
Cette voix ! Féminine, légèrement aiguë. Je l’avais déjà entendue. Elle avait accompagné les nôtres à l’instant de l’acceptation de la mission. Je me remémorai alors les dernières paroles du mage employeur : « messieurs, dames, je vous propose que nous nous retrouvions demain matin ici même… ». Elles suggéraient sans ambiguïté la présence d’une femme.
Tous deux nous tournâmes vers celle qui venait de parler. Je dus baisser le regard.
« C’est pas vrai, voilà qu’une naine s’en mêle ! railla l’homme.
— Je ne suis pas une naine, je suis une lutine, rectifia-t-elle sans animosité. Et maintenant, je crois que vous devez aller vous coucher. »
Elle effectua un étrange mouvement du poignet qui sembla hypnotiser le guerrier.
« Quoi ? Qu’est-ce que… oui, je commence à avoir sommeil ! »
L’homme, sans demander son reste, fit volte-face et retourna s’attabler avec ses compagnons de beuverie. Puis, sous leurs yeux grands ouverts, sa tête tomba comme une masse dans son assiette, et il se mit à ronfler.
Satisfaite, la lutine grimpa sur le tabouret à côté du mien et commanda un verre de lait…
Quelle curieuse créature ! Elle ne mesurait pas un mètre. Elle ressemblait à une jeune humaine d’à peine six ou sept ans. Seule sa tête, légèrement disproportionnée par rapport à son corps, affichait des traits plus âgés et permettait de la distinguer de cette autre race. J’en rencontrais une pour la première fois.
« Je m’appelle Séraphine Mains fines, m’annonça-t-elle après avoir avalé une longue gorgée de sa boisson blanche.
— Ah, t’es tisserande ?
— Mais non, c’est mon nom : Séraphine Mains fines. Et toi ?
— Je suis Jaaranisson Tête d’enclume.
— Jaa…
— Jaaranisson Tête d’enclume !
— Jaaranisson, répéta-t-elle bredouillante. Quel drôle de prénom pour un nain !
— C’est parce que je ne suis pas un nain. »
Elle m’observa d’un œil dubitatif.
« Tu présentes pourtant de nombreux traits physiques caractéristiques de cette race. Tu es petit…
— Je suis plus grand que toi ! grognai-je.
— … Trapu…
— Je suis musclé, nuance !
— … Et irascible. En fait, il ne te manque que la barbe ! Comment se fait-il que tu n’en aies pas d’ailleurs ? Tous les nains ont une barbe !
— C’est ce que je me tue à vous expliquer ! Je ne suis pas un nain ! Tiens, regarde ! »
Je coinçai mes cheveux roux derrière mon oreille droite et lui présentai cet appendice.
« Ben quoi ? Dit-elle sans comprendre mon manège.
— Tu ne remarques rien ?
— Hormis que tu as plus de cire dans l’oreille qu’il n’y en a sur une bougie, non.
— Mais non, pas ça ! Elles sont pointues ! »
La lutine se pencha vers moi comme si cela pouvait faire une différence.
« Non, elles ne le sont pas.
— Mais bien sûr que si !
— Admettons… Qu’est-ce que ça fait ?
— Ça montre que je suis un elfe-nain.
— Un elfe-nain ? Ça existe ça ?
— Bah oui, la preuve, répondis-je en écartant les bras.
— Je pensais que les elfes et les nains ne s’entendaient pas très bien.
— Pourquoi ?
— Bah, sans vouloir te vexer, les elfes sont plutôt du genre hautain et les nains bourrus. Les deux ne font généralement pas bon ménage.
— Je ne sais pas… Hormis mon père et ma mère, je n’en ai pas rencontré beaucoup. Et eux ne se disputent jamais ! Faut dire que ma mère se montre très arrangeante en toute occasion… Au fait, c’est toi qui as fait ça ? »
D’un doigt potelé, je désignai le grand dadais désormais esseulé à sa table, la tête toujours dans son ragoût de sanglier.
« Je le trouvais un peu trop arrogant ! se justifia-t-elle.
— Comment t’as fait ? T’as versé un truc dans son assiette ?
— Ben non ! Je lui ai jeté un sort de sommeil !
— Parce que t’es magicienne ?
— Quoi, tu n’avais pas deviné ? »
Elle sauta à bas de son tabouret et tourna sur elle-même.
« Quoi ? T’as fait tomber quelque chose ? l’interrogeai-je sans comprendre à quoi tout cela rimait.
— Mais non, tu ne vois pas ma tenue ? »
Je la détaillai. Elle portait des bottes de cuir marron qui montaient jusqu’à ses genoux, une robe blanche qui elle s’arrêtait au-dessus, et une longue cape rouge maintenue par une broche en forme d’œil recouvrait ses épaules. Sur sa tête reposait un chapeau pointu de la même couleur.
« Alors ? insista-t-elle.
— J’sais pas moi, j’y connais rien en frusques ! J’suis pas tisserand moi !
— Et moi non plus ! explosa-t-elle. Je suis magicienne !
— Pas la peine de s’énerver, suffisait de le dire. Ça ne serait pas plutôt Séraphine la susceptible ? La chambrai-je.
— Bah et toi alors, qu’est-ce que t’es ? »
Tandis qu’elle s’installait à nouveau sur son siège, je descendis du mien. Moqueur, je reproduisis son petit manège.
« T’es un guerrier ?
— Bah non, pourquoi tu penses ça ?
— Tu portes une épée courte au côté.
— Oh, ça ? Rien à voir, c’est juste pour faire plaisir à mon paternel. Essaie encore ! »
Elle demeura silencieuse un moment, se tenant le menton en signe de grande réflexion.
« Je m’avoue vaincue, je ne sais pas, conclut-elle finalement.
— Quoi ? Cela me semble pourtant évident ! Annonçai-je en décrochant un trousseau de clefs de ma ceinture et en les faisant tinter sous son nez.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Ben, des clefs !
— Oui, je vois bien que ce sont des clefs, mais en quoi sont-elles censées m’indiquer ton rôle dans la mission ?
— Je suis un voleur ! m’exclamai-je désappointé.
— Un voleur ?
— C’est bien ça m’dame.
— Avec des clefs ?
— Malin !
— Tu ne devrais pas plutôt avoir des limes, des griffes, des pinces ou des trucs du genre pour crocheter les serrures par exemple ?
— Pff, c’est de la perte de temps ! En plus, j’ai jamais réussi à me servir de tous ces trucs. Au moins avec une clef tu ne te prends pas la tête.
— OK, et ça fait longtemps que t’es un voleur ?
— Ce sera ma première mission !
— Tu m’en diras tant… Et toutes ces clefs, elles viennent d’où ? Ce sont des passes universels qui permettent d’ouvrir toutes sortes de verrous ?
— Oh ça ? Non, ce sont toutes les clefs que j’ai récupérées chez mes parents ! Il y a celle du buffet, du coffre à bijoux de maman, de la forge de papa… lui révélai-je en les lui montrant une à une.
— Par la barbe de Sarouine, je crois qu’il me faut un verre ! Tavernier, une bière pour moi et remettez la même à mon ami l’elfe-nain. C’est moi qui régale ! »
À ces paroles si douces à mes oreilles, je me sentis revigoré.
« Alors, qu’est-ce qui amène une magicienne dans le coin ? repris-je après avoir dégusté une bonne rasade de ce nectar si suave sur mon palais.
— Sans doute comme tout le monde : la soif de l’aventure !
— Oui, bien sûr…
— Et toi ?
— Oh, pareil… Et sinon, tu en as déjà fait beaucoup des donjons comme ça ?
— Disons que j’ai pas mal étudié les ouvrages qui traitent de ce genre de constructions. C’est fascinant de découvrir tout ce qui est mis en œuvre pour attirer les badauds. Les concepteurs promettent fortune et gloire à ceux qui parviendront à franchir tous les obstacles et ressortir vivants…
— C’est ton premier ?
— Oui. Mais si tu crains pour ta vie, tu n’as aucun souci à te faire puisque nous voyagerons avec Darken.
— D’ailleurs, c’est qui lui ?
— Quoi, tu ne connais pas Darken l’empoisonneur ?
— Je devrais ?
— Bien sûr ! Il a conquis des donjons, vaincu des ennemis redoutables…
— … et participé à l’émergence de royaumes, oui, j’avais bien compris son laïus. Mais pourquoi on l’appelle l’empoisonneur ?
— C’est son domaine de prédilection en tant que mage.
— Quoi ?
— Ceux qui maîtrisent la magie n’utilisent pas tous les mêmes sorts. Certains choisissent de se spécialiser. Par exemple, un nécromant sera un expert en manipulation des morts. Les élémentaux eux ne se servent que de sortilèges liés à l’eau, au feu, etc. On trouve aussi des illusionnistes, comme moi, et des empoisonneurs comme Darken. J’ai entendu dire qu’il serait venu à bout d’une armée entière de gobelins juste avec un nuage toxique !
— Oh… Alors t’es une prestigi… Une prestita…
— Une prestidigitatrice, oui !
— Ça sert à quoi en fait ?
— Comment ça, ça sert à quoi ? s’emporta soudain Séraphine. Tu le sauras si tu survis suffisamment longtemps !
— Allez, faut pas s’énerver ! »
Je fis signe à l’aubergiste de remplir à nouveau nos verres. Puis, une fois nos gobelets pleins, je le levai :
« À une association qui je suis sûr, sera longue et fructueuse ! »
⁂
« Par tous les dieux d’Ohorat, non ! »
Était-ce un rêve ?
« Jaa… son ! Réveille-toi, vite ! »
Une détestable petite voix hurlait, hystérique à mon oreille. Sans prendre la peine d’ouvrir un œil, j’optai pour un repli stratégique : je me retournai sur ma couche.
L’agréable chaleur du soleil déjà haut dans le ciel vint me chatouiller le visage… Sans toujours daigner m’éveiller, je fronçais les sourcils et réfléchis une seconde à cette simple pensée. Le soleil déjà haut dans le ciel… Cette fois-ci, je me réveillai.
De la station couchée, je passai d’un bond à celle debout. Un léger étourdissement me prit, mais je réussis à conserver mon équilibre. Une soirée bien arrosée ne pouvait venir à bout d’un nain !
Devant moi, Séraphine s’agitait comme un moustique que l’on cherche à écraser. Elle bondissait d’un coin à l’autre de l’étable où nous avions trouvé refuge pour la nuit. Elle rassemblait ses affaires qui se trouvaient éparpillées sur le sol. D’une main, elle ramassa son manteau, prenant tout juste le temps de l’épousseter pour retirer la paille qui s’y était accrochée avant de l’enfiler. D’une autre, elle récupéra son chapeau pour l’enfoncer sur son crâne. Ses cheveux ébouriffés témoignaient de la dure nuit passée dans le foin.
Toute cette effervescence me fit de nouveau tourner la tête.
Je tentai de me remémorer la soirée de la veille. En compagnie de ma nouvelle amie, nous avions veillé tard tout en partageant quelques chopes de bière…
« Mais dépêche-toi un peu ou ils vont partir sans nous ! »