Le donjon des mystères (chapitre 2)

Chapitre 2 : Sur la route

« Le tavernier m’a confirmé : voilà deux bonnes heures que le groupe est parti. Il y avait même l’autre abruti ! Mon sort de sommeil a cessé de faire effet juste quand le mage et sa troupe ont débarqué, grogna Séraphine. Alors, qu’est-ce qu’on fait ? »

L’esprit encore embrumé après un réveil précipité, je bâillai sans retenue.

« Ben, je crois qu’il ne nous reste qu’une chose à faire : retourner se pieuter et attendre la prochaine mission !

— Tu ne parles quand même pas sérieusement ? Imagine ce que les gens vont dire s’ils nous voient rentrer à l’auberge maintenant ! Sans compter que je n’ai même plus de quoi nous offrir un petit-déjeuner. J’ai dépensé la quasi-totalité de mon pécule en boisson hier soir…

— Il était bien maigre, bougonnai-je, car je sentais déjà les effets de la gueule de bois se dissiper, et mon estomac réclamait sa pitance.

— Pour ton information, il représentait tout ce que j’avais économisé ces derniers mois en me mettant au service d’un ensorceleur aux manières détestables ! Rien que d’y penser j’en ai la chair de poule, brrr… »

La lutine se pétrifia un instant, puis se secouant la tête pour la vider de ces sombres images, revint au présent.

« T’aurais dû lui demander plus, lui lançai-je sans le moindre tact. On n’a même pas pu coucher dans l’établissement !

— C’est normal ! Vu les litres de bière que tu as descendus, je n’avais plus assez pour payer une chambre. Le tavernier a d’ailleurs été bien gentil de nous autoriser à passer la nuit dans son écurie. Et estime-toi heureux que j’aie accepté que tu dormes avec moi !

— T’aurais pu prévoir le coup.

— Et comment je pouvais deviner qu’un nain au gosier plus profond que l’Abîme de Freth me dépouillerait jusqu’au dernier sou ?

— Tout le monde sait bien qu’il ne faut jamais inviter un nain à boire, à moins de posséder un royaume.

— J’espérais que ton côté elfe contrebalancerait ton penchant pour l’alcool… Tout ça pour dire que nous n’avons plus d’argent et que si nous restons ici, nous n’aurons bientôt plus de réputation non plus.

— Ah, parce que t’en avais une ?

— Façon de parler… Alors, qu’est-ce qu’on fait ? On retourne à la taverne voir s’ils n’auraient pas une autre mission pour nous ou est-ce qu’on essaye de rattraper le groupe qui se dirige vers le donjon des mystères ?

— Ça ne peut pas attendre qu’on mange un bout ? Marmonnai-je la main sur le ventre.

— Bien sûr que non ! Plus on passe de temps ici, moins on a de chance de les rejoindre avant qu’ils n’atteignent la tour ! Et pour la dernière fois, on n’a plus un rond !

— Parle pour toi, révélai-je en dévoilant l’escarcelle bombée offerte par ma mère.

— Quoi ? Tu avais une bourse pleine et tu nous as laissés dormir dans la paille en compagnie de ces chevaux puants !

— Leur odeur ne me dérange pas à moi.

— Sans doute parce que tu as la même… Bien ! Cet argent change la donne… Songea alors Séraphine.

— S’cusez-moi mes p’tits amis ! » L’interrompit une voix que nous ne connaissions pas.

La lutine et moi nous tournâmes vers l’homme qui venait de parler. S’il mesurait vingt centimètres de plus, il possédait la même carrure que moi, la taille bedonnante en prime. Il présentait un crâne ovoïde avec des cheveux courts en bataille. Sa large mâchoire laissait entrevoir des chicots jaunâtres pour la plupart, noirs pour d’autres, dont l’alignement rappelait celui d’un orque qui aurait reçu une massue en pleine tête.

« J’pas pu m’empêcher d’entendre vot’ conversation, reprit-il tandis que nous continuions à le dévisager. Vous v’lez vous rendre au donjon des mystères, c’bien ça ?

— Oui… confirma Séraphine dans l’expectative.

— Parce qu’avec ma carriole on passe juste d’vant. Donc si vous v’lez, j’peux vous y conduire ? »

D’un mouvement du bras, il nous désigna sa charrette. Constituée de deux roues, elle se trouvait attelée à un âne gris. Sur l’avant, une planche qui s’étendait sur toute la largeur du véhicule servait de siège au cocher. Elle pouvait sans difficulté accueillir deux personnes. À l’arrière, malgré un chargement recouvert par une bâche qui occupait une bonne partie de l’espace, je pouvais sans difficulté imaginer qu’une troisième s’y installe.

Mon amie resta muette. Elle tourna son regard sur moi et exécuta un geste presque imperceptible du menton. Je ne répondis rien. Elle accentua ses mimiques.

« Ça ne va pas ? lui demandai-je sans comprendre.

— Bien sûr que si ! gronda-t-elle sans que j’en saisisse encore la raison. J’essayais de savoir ce que tu en penses !

— Ah ! C’était pour ça tes grimaces ?

— Mais oui ! Bon, laisse tomber. Qu’est-ce que tu en dis alors ?

— Ben, moi j’ai toujours faim !

— Non, mais je rêve ! Pourquoi a-t-il fallu que je m’acoquine avec un nain ?

— Un elfe-nain, rectifiai-je.

— Zut ! Conclut la lutine en me tirant la langue.

— Si vous v’lez, j’transporte quelques fromages… intervint le marchand.

— Ah ben pourquoi vous l’avez pas dit plus tôt ? Dans ce cas, allons-y ! m’exclamai-je en m’élançant vers la carriole.

— Vous ne savez pas dans quoi vous vous embarquez… » souffla à l’homme mon amie.

Notre petit convoi s’ébranla. Séraphine s’était vue inviter par Karl notre conducteur, à monter avec lui sur le siège avant. De mon côté, je me cramponnais à l’arrière dans une position pour le moins inconfortable. Car les cahots du véhicule manquaient de me jeter par-dessus bord à chaque fois, rendant le trajet des plus dangereux. La route n’était pas la seule à blâmer de cela. Si elle présentait nombre d’imperfections, je soupçonnais nos roues de ne pas afficher un diamètre semblable et l’essieu de n’être qu’une branche récupérée au hasard d’un bois et même pas rectiligne.

Je me trouvais donc ballotté de droite à gauche et je commençais à regretter ma décision de monter à bord. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, je glissai ma main sous la bâche qui dissimulait la cargaison du marchand. J’espérais y découvrir les fromages promis, et ainsi contenter mon estomac où tournaient encore des restes de boisson. Hélas, mes doigts ne rencontrèrent pas le mets escompté. À la place, je butai sur des objets métalliques. Agacé de ne rien trouver à me mettre sous la dent, je dégageai le tissu et fouillai du regard le tas de pièces d’armures et armes qui reposaient là.

« Dites donc vous, m’exclamai-je en soulevant une escarcelle remplie de bijoux dont certains présentaient des traces sanglantes. Vous ne vous payeriez pas notre tête par hasard ? »

L’apostrophe fit se retourner notre conducteur sur son siège. Il ouvrit de grands yeux en apercevant toute sa marchandise à l’air libre.

« Qu’est-ce que c’est que tout ça ? s’étonna à son tour Séraphine qui avait pivoté en même temps. On dirait que… »

Elle ne finit pas sa phrase. La lame d’un poignard venait d’apparaître et pressait avec malveillance sa jugulaire.

« Assez joué les deux marioles ! Toi l’nabot, tu vas descendre de là tout doucement !

— Non, mais pour la centième fois, je suis un elfe-nain ! m’emportai-je.

— Fais c’que j’te dis ! Et toi la magote, pas un mot ou ça va mal se passer !

— Comment vous savez que c’est une magicienne ? m’étonnai-je content de délaisser mon inconfortable siège.

— Quoi ? Ça se voit à sa tenue. »

Tandis qu’il m’expliquait cela, il poussa mon amie hors de la carriole et atterrit à sa suite. Il conservait sa lame levée, pointe entre les omoplates de la lutine.

« Ah, vous êtes tisserand vous aussi ? repris-je maintenant que nous nous trouvions face à face.

— Euh, non…

— Pourquoi tu dis “vous aussi” ? L’interrompit Séraphine oubliant au passage l’avertissement du marchand. J’espère que tu ne t’imagines pas encore que je suis tisserande ?

— Pff, bien sûr que non… bredouillai-je confus.

— Oh, je le crois pas ! Je pensais que le sort de sommeil t’aurait convaincu que j’étais une magicienne ?

— Ben, le gars paraissait pas très frais de base…

— Alors il aurait eu l’idée tout d’un coup d’aller faire un roupillon dans son assiette ?

— Bah, les humains peuvent se montrer bizarres parfois.

— Il n’y a pas qu’eux, je t’assure ! s’emporta mon amie.

— Hey, vous deux, nous coupa Karl. J’vous rappelle que j’suis là ! Allez, fini de discuter, vous allez m’ donner tout vot’ argent maintenant !

— Oh ! Un collègue-voleur ? me réjouis-je. Je me disais bien que vous n’aviez pas la tête d’un fromager. D’ailleurs, je voulais savoir, vous les avez cachés où vos fromages ?

— Non, mais je crois que tu n’as pas bien saisi, m’expliqua Séraphine. Notre ami Karl t’a raconté qu’il transportait des fromages, simplement pour te faire monter dans sa charrette. Et il n’a rien à voir avec un voleur. Ce n’est qu’un vulgaire malandrin de grand chemin.

— Ouais, c’est ça… Un quoi ? … Ça suffit maintenant, tu vas me filer ta bourse ! s’énerva le brigand en appuyant un peu plus son arme dans le dos de la lutine.

— Vous allez être déçu, nous n’avons pas un rond !

— M’prends pas pour un demeuré ! Et la bourse que l’nabot exhibait tout à l’heure ? T’crois p’t-être que j’l’ai pas vue ?

— Ah, non ! Il n’est pas question que je vous la laisse ! Refusai-je d’emblée.

— Le blé ! insista le cocher.

— Donne-lui, gronda Séraphine qui sentait une piqûre de plus en plus marquée dans son dos.

— C’est ma maman qui me l’a offerte, tentai-je de protester.

— Donne-lui ! s’entêta-t-elle encore.

— Oui, bon ça va ! »

Bougonnant sans retenue, je fouillai dans mes braies à la recherche du seul argent qui subsistait des fonds obtenus auprès de mes parents. Je venais à peine de m’en saisir que Karl me l’attrapait des mains avec un sourire carnassier réjoui.

« Maintenant l’nabot, t’vas prendre la corde dans ma carriole et attacher mam’selle à c’t’arbre. »

Je m’exécutai. Je dénichai comme indiqué un rouleau de corde de plusieurs mètres de long et m’attelai à lier Séraphine. Une fois fait, ce fut au tour du marchand de me ligoter à son côté.

« J’préfère vous r’tenir au cas vous voudriez m’suivre.

— Vous n’allez tout de même pas nous abandonner là comme ça ? S’offusqua la lutine. On se trouve au milieu de nulle part et rien ne nous dit que quelqu’un d’autre passera nous délivrer avant la nuit !

— Y’a rien d’personnel, mais faut bien que j’vive moi aussi. Allez, j’vous laisse mes cocos.

— Non, attendez ! poursuivit Séraphine sur un ton de panique extrême. Et si des bêtes sauvages arrivent, comment pourra-t-on se défendre si vous nous abandonnez là ? »

Karl n’écoutait pas. Peu concerné par le sort qui nous était réservé, il remonta sur sa charrette et reprit sa course. Il démarrait à peine que déjà Séraphine s’acharnait à détacher mes liens.

« Hein ? Comment t’as fait pour te libérer ?

— Sans vouloir te vexer, tu n’es pas doué pour faire des nœuds non plus, me lança-t-elle.

— Alors tout ton petit numéro, c’était pour quoi ?

— Juste pour lui faire croire que nous étions désespérés. Allez, viens vite, nous devons le rattraper avant qu’il ne s’éloigne trop ! M’enjoignit-elle tandis qu’elle me débarrassait de mes entraves.

— Laisse tomber, pas moyen que je coure derrière ce chariot !

— Quoi ? Tu oserais renoncer à la bourse que ta mère t’a offerte ?

— C’est qu’un bout de tissu au final.

— Un bout de tissu qui renferme nos dernières économies ! s’emporta la lutine. Quel désastre cette première mission ! Non seulement je ne suis pas fichue de me lever à temps pour partir avec le groupe, mais en plus je n’ai plus un sou en poche…, se lamenta-t-elle. Mon maître avait raison, je ne suis pas faite pour la vie d’aventurière… Je vais devoir retourner servir cet ensorceleur sans talent pour le restant de mes jours… »

Séraphine s’assit au pied de l’arbre où nous avions été ligotés, le menton sur les genoux.

« C’est bon, tu as fini ?

— Laisse-moi déprimer toute seule ! ronchonna-t-elle.

— Et si je te dis que nous n’avons pas tout perdu dans l’histoire.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? Et elle leva vers moi des yeux pleins d’espoir.

— Contemple un peu ça ! »

Sous son regard sidéré, je sortis de ma veste une escarcelle plus bombée encore que celle cédée. Je l’ouvris. Des bijoux de toutes sortes apparurent alors : colliers, chevalières, bagues aux pierres étincelantes, un bracelet gravé aux motifs floraux, une clef argentée avec un point d’interrogation sur la tête.

« Je le crois pas ! s’extasia Séraphine. Tu lui as subtilisé son butin ! En fin de compte, tu n’es peut-être pas un si mauvais voleur que ça !

— Je ne sais pas comment je dois le prendre…

— Tiens, qu’est-ce que c’est ? »

La lutine fouilla parmi les divers joyaux et saisit une petite broche dorée.

« C’est quoi ? Un objet magique super puissant ?

— Non, je la trouve juste jolie, annonça-t-elle en l’accrochant à son vêtement.

— Hey ! C’est mon trésor !

— Quoi c’est ton trésor ? On forme une équipe maintenant donc c’est notre trésor.

— Puisque c’est comme ça, je prends ça ! »

À mon tour, j’attrapai la clef aperçue dans le lot et l’intégrai à mon trousseau.

« Bien, on ferait peut-être mieux de déguerpir, suggéra la lutine en ramassant son bourdon que le brigand n’avait pas jugé bon d’emporter. Si Karl se rend compte qu’on l’a volé, il risque de faire demi-tour et nous tomber dessus.

— Sauf que je dois récupérer la bourse de ma mère, lançai-je alors en accrochant mon larcin à ma ceinture.

— Quoi ? Mais tu viens de dire que ça n’était qu’un bout de tissu.

— Peut-être, mais c’est ma mère qui me l’a donné. »

Comme si elle ne saisissait pas le lien sentimental qui m’unissait à l’objet en question, elle leva les mains en l’air, sourcils froncés.

« Alors, que proposes-tu ?

— On va lui tendre une embuscade ! révélai-je fier de mon idée.

— Et comment comptes-tu t’y prendre au juste ? Interrogea ma compagne sur un ton qui indiquait sans le moindre doute possible qu’elle se méfiait de mon plan d’attaque.

— On va commencer par creuser un trou au milieu de la route. Ensuite, on le recouvrira de branches et de feuilles pour le camoufler. Quand notre fromager passera, il tombera dedans et on pourra récupérer la bourse de ma mère.

— J’ai un peu peur de demander, mais tu as bien saisi qu’il n’était pas réellement fromager ?

— Évidemment ! Je n’ai pas trouvé le moindre morceau de fromage dans toute sa cargaison !

— Tu sais la taille que devrait faire ton trou pour que cela fonctionne ? Sans compter le temps nécessaire pour le creuser ?

— Je suis un nain, la tâche ne m’effraye pas !

— Ah, parce que tu caches une pelle dans tout ton barda ? »

Je réfléchis un instant à sa remarque…

« À supposer que tu aies le matériel, le temps et les capacités pour creuser le sol, reprit Séraphine qui avait vraisemblablement décidé de tuer dans l’œuf mon idée, il faudrait être demeuré pour ne pas voir un tel piège au beau milieu de la route ! Il est de plus probable que d’autres que notre détrousseur passent par ce chemin et tombent de façon malencontreuse dans ton trou… Mais, imaginons tout de même que tu aies le matériel, le temps, les capacités…

— Oui bon, ça va ! m’emportai-je. On a compris que tu trouvais mon plan nul. Alors et toi, qu’est-ce que tu proposes ? »

Séraphine sourit.

Le crissement de roue de la charrette nous avertit du retour de Karl bien avant de l’apercevoir. Lorsqu’enfin il apparut au loin, son âne avançait à une faible allure. Il jetait des coups d’œil tout autour de lui, comme à la recherche de quelque chose.

« À quoi il joue ? murmurai-je interloqué par son attitude.

— Ça se voit, non ? Il essaye de retrouver où il nous a abandonnés. Maintenant chut ! Il arrive…

— Alors les deux marioles, vous avez voulu jouer au plus malin, hein ? sourit-il en stoppant sa carriole. Vous pensiez m’voler et partir avec l’butin tranquillement, c’est bien ça ? Il sauta à terre et s’approcha de l’arbre où se tenaient ligotés la lutine et son acolyte elfe-nain. Sauf qu’vous êtes toujours attachés là comme deux bouseux…

— C’est le moment, m’annonça Séraphine dans un murmure.

— Alors, c’parce que vous avez raté vot’ coup qu’vous restez silencieux ? poursuivait Karl tandis que Séraphine et moi nous élancions à pas de loup vers son véhicule. Oh ! J’vous cause les deux abrutis ! Vous allez me révéler où est-ce que vous avez caché mon butin ! … »

La rage bouillonnait en notre cocher. Face à lui, ses deux interlocuteurs demeuraient figés et muets. Il dégaina sa dague qu’il leva, intimidante.

« J’vous préviens, si tu m’dis pas où c’que t’as planqué mon argent, j’plante ta copine ! » hurla-t-il.

Il n’attendit pas bien longtemps avant de mettre sa menace à exécution. Devant l’immobilité de l’elfe-nain, il pressa la pointe de sa lame sur l’épaule de la lutine dans l’espoir de faire réagir l’un ou l’autre. Quand d’un coup, ils s’évaporèrent.

« Qu’est-ce que c’est qu’ce bordel ? »

Médusé face à cette disparition imprévue, il demeura comme deux ronds de flan. Lorsqu’il comprit enfin qu’il venait de se faire avoir, sa charrette et son âne se trouvaient déjà loin.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *