Chapitre 4 : Le cheval Mulet
« Bon alors, est-ce que maintenant on pourrait retourner à l’auberge pour prendre un vrai repas ? Je me sens ballonné… En plus, ces fèves m’ont laissé un goût amer dans la bouche ! fis-je en tirant la langue.
— Je ne saisis pas ce qui a pu arriver…
— Je peux comprendre. En même temps, passer une après-midi complète à écouter un fanatique te parler de cailloux, ça en déboussolerait plus d’un !
— Mais non ! Pourquoi la formule a échoué ?
— Oh… Bah elle n’a pas raté ! C’est juste que tu t’es trompée de porte !
— Pourtant j’avais bien pensé au donjon… Ou peut-être que pour fonctionner il faut connaître au préalable la destination ?
— On pourra toujours réessayer après un bon dîner ! proposai-je.
— Malheureusement non, dit-elle dépitée en me présentant le bout de parchemin arraché.
— Ben, ils sont où tous les machins dessus ?
— Ils se sont effacés une fois la formule prononcée…
— Donc ça règle la question. Allons manger !
— C’est tout ce que ça te fait ? s’emporta la lutine. On a manqué notre ultime chance de rejoindre Darken et son groupe sans perdre complètement la face, et tout ce qui t’importe c’est ton ventre ? »
Je la fixai un instant sans rien dire. La journée touchait à son terme et elle n’avait pas été de tout repos. Cela se voyait sur mon amie. Son chapeau qui pointait droit aux premières heures de la matinée piquait désormais vers le sol. Ses cheveux qu’elle avait pris soin de nouer en natte à son réveil, ressortaient de plus en plus ébouriffés. L’exaspération sur son visage… restait la même qu’au petit jour.
« Mon ventre au moins il sait quand faut s’arrêter, déclarai-je. On pourra rien faire de plus ce soir, donc autant aller becqueter un morceau et boire une bière ! »
Séraphine regarda tout autour de nous. Les boutiques fermaient les unes après les autres et les gens commençaient à déserter les rues.
« Je me demande si…
— Si on ne devrait pas se diriger vers la taverne ? Mais oui, allez, viens ! m’exclamai-je en la poussant doucement dans le dos pour ne pas la rebuter.
— Mais alors pas plus d’une bière, hein ?
— C’est d’accord. Allez…
— Et demain, pas question de faire la grasse matinée !
— C’est compris. C’est par là… »
À force d’encouragements, nous arrivâmes finalement devant l’établissement que nous avions fréquenté la veille. Une nouvelle fois, je la poussai délicatement, et nous pénétrâmes dans le bâtiment.
Nous retrouvâmes près du comptoir nos tabourets respectifs.
« Tiens, qu’est-ce que… ? »
En m’installant sur mon siège, j’avais ressenti une gêne en haut de la cuisse. Je fourrai ma main dans la poche de mon pantalon et en délogeai l’objet incommodant pour le poser sur le bar devant nous.
« Qu’est-ce que c’est ? M’interrogea Séraphine en découvrant la petite pierre.
— Ben, c’est le donjon ! » Répondis-je simplement, car cela allait de soi. Pourtant, les yeux qu’elle me fit en retour m’apprirent le contraire.
« Mais si, tu sais ! Ton maître Firzin, il nous a présenté ce caillou comme provenant du donjon des mystères…
— Tu lui as chapardé un caillou ?
— Bien obligé ! Parce que c’est absolument pas possible qu’il soit issu du donjon des mystères. Ça, ça vient de chez moi !
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Tu vois cette couleur un peu ocre-rouge, comme un mélange de canaris jaunes écrasés ? C’est typique des monts roussis.
— Tu es sûr de ce que tu avances ?
— Certain. J’extrayais ce genre de cailloux avant même de savoir marcher.
— Mais alors, tu te rends compte de ce que cela signifie ?
— Ah ben oui ! Que ton soi-disant spécialiste n’est qu’un charlatan !
— Ou alors que le donjon des mystères se situe dans les monts roussis, donc à quelques heures de route à peine d’ici ! »
Je la regardai descendre de son tabouret sans comprendre.
« Où est-ce que tu vas ?
— Au donjon des mystères ! Me lâcha-t-elle à son tour comme si cela semblait évident.
— Quoi ? Je pensais qu’on oubliait ce fichu donjon pour la soirée et qu’on se prenait une bonne bière, moi !
— Je vois pas pourquoi t’as cru ça.
— Non. À la réflexion, moi non plus », fis-je d’un ton las en abandonnant moi aussi mon siège pour partir à sa suite.
Je récupérai l’objet, source de ma sobriété actuelle, et nous quittâmes l’établissement.
« Dépêche-toi ! On va chercher Karl ! Me lança à peine sortie la lutine en s’élançant dans une direction.
— Quoi, le fromager ?
— Mais non, l’âne !
— Oh… »
Nous arrivâmes juste à temps. L’homme à qui nous avions cédé tout l’attirail de Karl, le brigand sans le moindre fromage, ainsi que le chariot et Karl, le bidet, finissait de remballer son étal.
« Attendez ! cria Séraphine à son intention. On a besoin de récupérer notre charrette.
— Pas de problème. Cela fera cent pièces d’or.
— Non, vous n’avez pas compris, on ne prendrait que la charrette et l’âne, lui précisa mon amie.
— Ah, vous voulez l’âne aussi ? Cela fera cent cinquante pièces d’or alors.
— Quoi ? Mais tout à l’heure, vous nous avez acheté le tout pour cent pièces d’or, et il y avait toutes les armes et pièces d’armures en plus !
— Hum, fit-il.
— Vous vous souvenez ?
— J’me rappelle bien, mais qu’est-ce que vous voulez ? C’est ça les affaires ma p’tite dame ! Et faut bien que je nourrisse les petiots », railla-t-il sans retenue.
Tandis que Séraphine tentait de négocier avec le marchand, je m’approchai de son commerce. Il avait pignon sur rue, pour la bonne raison qu’il prenait place au beau milieu de l’artère principale d’Iolcos. Il se trouvait constitué d’un étal en bois sur lequel se tenait entreposée une grande partie des bibelots à vendre. Le reste s’entassait durant la journée sans attention à même le sol. Les objets s’avéraient aussi divers et variés que les moisissures sur le mjorl, un fromage d’origine gazie. Rien que d’y penser j’en avais l’eau à la bouche… Pour l’heure, toute la marchandise avait été empilée dans le véhicule que nous lui avions cédé. Karl y était toujours attaché et conservait tout son flegme malgré la charge qu’il s’apprêtait à tirer.
Je me glissai à côté de lui.
Mon amie poursuivait ses palabres alors que le vendeur semblait ne pas l’écouter. D’une oreille distraite, il se curait les ongles à l’aide d’un poignard aussi long que l’avant-bras. J’en profitai pour dételer Karl et…
« Cours Séri ! »
D’un geste brusque, je tirai sur le mors de Karl, prêt à fuir en compagnie de l’animal. Quand je fus stoppai net dans mon élan. Karl n’avait pas bougé d’un pouce malgré la chance de liberté que je venais de lui offrir.
Le marchand qui avait cru un instant que j’allais lui voler son âne, se retourna vers la lutine.
« Finalement, ça sera trois cents pièces d’or ! » annonça-t-il les mains sur les côtés.
⁂
« On peut savoir ce qui t’a pris de faire ça ?
— Quoi ? Comment j’aurais pu deviner que cette bourrique ne bougerait pas d’un pouce ?
— D’un sabot.
— Quoi ?
— Un âne, ça a des sabots, pas des doigts, et donc pas de pouce… Quoi qu’il en soit, ça n’était pas très malin ! J’étais en train de négocier pour obtenir un prix…
— Me paraissait pas franchement bien engagée ton affaire… lançai-je.
— C’est sûr que ton intervention nous a aidés ! Résultat des courses, on se retrouve sans moyen de transport, à devoir se taper toute la route à pieds.
— D’ailleurs, ça aurait pas pu attendre demain matin ?
— Pourquoi est-ce que j’ai l’impression que tu n’as rien suivi depuis le début ? Se lamenta la lutine une main sur les yeux. Si on veut espérer entrer dans le donjon des mystères avec Darken et son groupe, on ne doit plus traîner. À l’heure qu’il est, ils se sont sans doute arrêtés pour la nuit. Donc c’est le moment pour rattraper un peu notre retard. Alors, autant en profiter !
— Je ne comprends pas très bien pourquoi il faut absolument qu’on y pénètre en leur compagnie, fis-je las d’entendre toujours le même refrain.
— Je ne suis pas certaine que tu mesures toutes les conséquences qu’implique une mission dans un donjon. Pour faire simple, les donjons sont des bâtiments édifiés la plupart du temps par des mages aux pouvoirs immenses ! Ils y enferment leurs artefacts magiques les plus puissants, et la dernière chose qu’ils souhaitent c’est que le commun des mortels vienne les leur dérober. Alors ils les construisent tels des labyrinthes et les truffent de pièges de toutes sortes. À nous deux, nous n’avons aucune chance d’en ressortir vivants.
— Tu oublies qu’en ma qualité de voleur, je suis capable de déjouer tous les pièges !
— Et tu fais ça comment ? Avec ton trousseau de clefs ? fit-elle et je sentis une touche d’ironie dans son ton. Même si tu parvenais à détecter et désamorcer tous les pièges, on trouve bien d’autres choses dans un donjon. Il y a des monstres, et je ne parle pas de ridicules petits rats, mais de basilics énormes qui te changent en statue d’un simple regard, de minotaures, ces créatures à corps d’homme et tête de taureau, de gargouilles… Il est parfois aussi nécessaire de résoudre des énigmes pour ouvrir des portes.
— Une porte, ça m’a jamais arrêté, surtout s’il faut utiliser sa tête ! lançai-je sans honte.
— Rappelle-moi ça quand on sera dans une telle situation…
— N’empêche qu’on n’était peut-être pas obligés de partir en plein milieu de la nuit ! Pestai-je en écartant une nouvelle fois une branche d’arbre qui venait de me fouetter le visage.
— Te plains pas, t’es nyctalope toi au moins ! » Répondit-elle en se tournant vers moi, et je m’esclaffai en découvrant ses gigantesques bésicles qui lui donnaient l’air d’une chouette. Cet objet lui permettait d’y voir aussi bien que moi malgré les ténèbres.
Nous avions quitté la ville d’Iolcos depuis un moment déjà. Après avoir suivi pendant plusieurs heures un chemin en direction du nord, nous avions fini par bifurquer vers les monts roussis. Nous avions alors pénétré dans une forêt dense de sapins et j’avais beau les distinguer, il y en avait toujours un pour me jeter ses piquants à la figure.
« Saleté de nature ! fulminai-je en m’extrayant dans la douleur d’un buisson épineux.
— En tant qu’elfe j’aurais cru que tu demeurais en toute circonstance en parfaite harmonie avec le monde qui t’entoure, me lança la lutine moqueuse.
— Du moment qu’il reste loin de moi, aucun problème…
— Tiens, qu’est-ce que c’est ? »
Enfin débarrassé des ronces qui s’étaient agrippées à mon sac, je levai le nez dans la direction indiquée par mon amie. Nous étions arrivés à la lisière de la forêt. Au-delà s’étendaient les monts roussis.
Malgré l’invisibilité de la lune, trop occupée à jouer à cache-cache avec les nuages, grâce à ma vision dans le noir, je pouvais sans mal me rendre compte de la pente grimpante qui nous attendait. La végétation, si elle n’était pas absente, se trouvait là très clairsemée. L’essentiel des monts roussis se composait de cette pierre d’un ocre rouge, particulièrement friable. L’ascension promettait d’être sportive. Mais ça n’était pas la topographie du terrain qui avait attiré l’œil de ma compagne.
À la limite de ma vision, je discernai une forme. Je fronçai les sourcils, mais cela n’améliora pas le rendu. Je décidai alors d’approcher.
« Qu’est-ce que tu fais ? murmura Séraphine.
— Ben, je vais voir !
— Quoi ? Et si c’était une créature prête à nous dévorer au moindre mouvement ?
— Une créature ? Comme quoi ?
— J’ai feuilleté une fois un livre sur les créatures qui sortent pendant la nuit, chuchota la lutine en se collant derrière moi. Je me souviens avoir lu que certaines ont le pouvoir de se métamorphoser en loup ou en chien, et qu’elles se repaissent des voyageurs qui ont le malheur de rencontrer leur chemin.
— Oh, un genre de ganipote ? Oui y en a un qui se balade dans les monts, mais il est parfaitement inoffensif. Tout ce qu’il peut faire c’est se transformer en mouton et bêler comme un damné ! Remarque, si on le croise on pourrait en faire un méchoui ! »
Tandis que je tentais de rassurer Séraphine, la forme bougea. J’eus soudain l’impression qu’elle nous observait. Elle ne ressemblait pas à un mouton. Elle semblait bien plus haute et large.
J’avalai ma salive. La main sur le pommeau de mon épée courte, j’amorçai un premier pas dans sa direction, quand les cailloux sous mon pied se détachèrent et je tombai sur un genou.
« Ah ben bravo la discrétion ! » Lâcha alors la lutine.
Je ne répondis pas, me contentant de grogner sans retenue en me relevant. À ma grande surprise, la créature que nous distinguions se tenait toujours au même endroit.
« Soit elle est complètement sourde, soit elle n’a pas peur de nous et cela veut peut-être dire que c’est nous qui devrions nous méfier d’elle, souffla mon amie.
— Quoi que ce soit elle est sur notre chemin. Donc, à moins que tu ne préfères attendre qu’elle déguerpisse, nous allons devoir nous approcher.
— Nous n’avons pas le loisir de perdre du temps… » reprit Séraphine sans grande conviction.
Je tirai mon épée. Séraphine serra à deux mains son bourdon qu’elle tint devant elle. Lentement, nous commençâmes à gravir ce premier relief. Prenant garde à où nous posions nos pieds et faisant en sorte de ne pas faire de mouvements brusques, nous ne fûmes bientôt plus qu’à une dizaine de mètres de la créature.
« Mais… Je rangeai ma lame dans son fourreau. C’est qu’un canasson !
— Quoi ? C’est un cheval ?
— Ben oui, regarde, fis-je en m’approchant encore. Oh la chance ! Il est sellé et bridé !
— C’est bizarre, tu ne trouves pas ? Lança la lutine en me rejoignant au côté du magnifique animal à la robe blanche. Il doit bien appartenir à quelqu’un. Je me demande comment il est arrivé là ?
— Tu te poses trop de questions ! L’arrêtai-je en insérant mon pied dans l’étrier.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Ça se voit, non ? Je monte dessus ! lâchai-je en grimpant tant bien que mal sur la selle.
— Mais il n’est pas à toi !
— Et alors ?
— C’est du vol !
— Seulement s’il appartient à quelqu’un. Or il n’y a personne d’autre que nous dans le coin. Et ça n’est pas toi qui voulais arriver le plus vite possible au donjon des mystères ?
— Si, mais…
— Allez, dépêche-toi ! J’aimerais bien y être avant la fin de la nuit et roupiller un peu, surtout si on doit combattre des monstres.
— Je ne suis pas sûre… bredouilla la lutine tout en me tendant néanmoins le bras. Tu ne trouves pas qu’il nous regarde bizarrement ?
— Mais non, c’est qu’un canasson ! Et je la tirai derrière moi. De façon surprenante c’est assez confortable, repris-je une fois bien installés en saisissant les rênes.
— Et maintenant, demanda au bout d’un long moment d’immobilité Séraphine.
— Je ne sais pas, avouai-je. Je n’ai toujours pas appris à conduire ces engins…
— Essaie quelque chose !
— Hue cheval ! » Tentai-je, mais sans résultat.
Face à l’absence totale de réaction de notre monture, je lui donnai des coups de talons comme je l’avais déjà vu faire par des humains. Il ne s’en émut pas plus.
« C’est bien notre chance, un canasson qui avance pas ! pestai-je.
— C’est sans doute pour ça qu’il a été abandonné…
— Ouais, bah c’est pas ça qui va nous amener au donjon des mystères… »
Sans que je n’aie fait le moindre geste, l’animal bondit soudain en avant, nous jetant presque à terre tant son départ fut brusque. En un rien de temps, il passa du simple trot au galop.
« Qu’est-ce qui arrive ? hoquetai-je. Pourquoi il s’est élancé d’un coup ?
— J’ai l’impression que c’est parce que tu lui as donné notre destination, supposa mon amie.
— Tu veux me faire croire que ce canasson a compris ce que j’ai dit ?
— Ça me rappelle une légende d’ailleurs. C’est celle d’un cheval qui apparaît en pleine nuit aux voyageurs fatigués. Lorsqu’ils l’enfourchent, l’animal part et ne s’arrête qu’au petit matin. Là, il jette à terre son cavalier et le piétine à mort…
— Dans ton histoire, ils précisaient si ses yeux émettent une lueur ?
— Oui, effectivement. Tu la connais ?
— Non, mais regarde ! » fis-je en pointant du doigt la tête de notre monture. Mon amie se pencha sur le côté et constata le phénomène étrange. Ses yeux brillaient, répandant sur plusieurs mètres devant lui, une lumière diffuse, mais bienvenue.
« Du coup, on n’a plus qu’à attendre ! lançai-je ravi, même si l’allure effrénée du cheval m’obligeait à me cramponner à la selle.
— Attendre ? s’exclama aussitôt la lutine qui elle s’agrippait à moi sans paraître plus à l’aise.
— Ben oui ! Il va nous conduire au donjon. C’est bien ce que tu voulais, non ?
— Il va surtout nous piétiner à mort ! Il faut absolument qu’on trouve une solution pour descendre de là sans finir en compote sous ses sabots.
— Et on fait ça comment ?
— Je suis presque certaine qu’il y avait un moyen de l’arrêter… réfléchit Séraphine. Ça y est, je me souviens ! Ils disaient qu’on devait lui donner une “rançon du voyage”.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Jette-lui une pièce !
— Quoi ? Non, mais ça va pas ? Pas question que je jette de l’argent à un canasson !
— Même si ça peut t’éviter de mourir écrabouillé ? »
Je ne répondis pas, me contentant de grogner de façon sonore pour indiquer ma désapprobation. En parallèle de quoi, une main toujours agrippée à la selle pour ne pas risquer d’être éjecté du dos de notre monture, je délassai la bourse de ma ceinture. J’attrapai alors une piécette, hésitai une seconde, et la lançai en avant du cheval. S’il la vit, il ne fit pas mine de s’y intéresser et poursuivit sa folle course au cœur des monts roussis.
« Je le savais que ton idée était stupide ! lâchai-je énervé de cette perte inutile.
— Tu lui as jeté quoi ?
— Une pièce de cuivre.
— Une pièce de cuivre, c’est tout ? Tu crois vraiment qu’une simple pièce de cuivre suffirait à le satisfaire ?
— Quoi, je vais quand même pas jeter une pièce d’or ! … Non, il n’en est pas question !
— Dépêche-toi, je commence à avoir la nausée à force d’être ballottée dans tous les sens… »
À contrecœur, j’obtempérai. En essayant de ne pas trop y penser, je saisis une pièce d’or entre deux doigts et, fermant les yeux, l’envoyai à la suite de la première.
L’animal courait toujours.
« Lances-en une autre ! » M’obligea la lutine.
Une deuxième pièce d’or quitta le giron de mon escarcelle pour finir sous les sabots de notre destrier fou. Une troisième rejoignit bientôt les précédentes, puis une quatrième…
« Stop ! hurlai-je tandis que Séraphine me conjurait d’en abandonner une nouvelle. Il n’est pas question que je lance une pièce de plus ! Tu n’as qu’à trouver un autre moyen de l’arrêter !
— Il y avait bien une seconde manière de faire… annonça-t-elle après un temps de réflexion agité par les soubresauts du cheval démoniaque.
— Qu’est-ce que c’était ?
— Si je me souviens bien, il est possible de s’en sortir si on lui présente une “croix de sorcier”.
— Une “croix de sorcier” ? Qu’est-ce que c’est ?
— C’est un bijou en forme de croix que les sorciers utilisent pour prendre possession de toute créature vivante. Les êtres maléfiques en ont une peur bleue ; ils pourraient être forcés de faire de bonnes actions.
— Et t’en as une ?
— Non, mais peut-être que je peux créer une illusion ! Mais il me faudrait un petit objet sur lequel lancer mon sort, comme un médaillon, une pièce…
— Ou une broche ? fis-je à tout hasard.
— Oui… Non ! Pas ma broche !
— Tu viens de me faire jeter cinq pièces, maintenant c’est à ton tour ! »
Comme moi quelques minutes plus tôt, elle émit un long grognement d’insatisfaction, mais finit par se résigner. Avec précaution, elle me lâcha et je la sentis dans mon dos s’agiter. Elle était certainement en train de dégrafer la broche dorée que nous avions récupérée le matin même dans la bourse de Karl le brigand. Puis, je l’entendis prononcer ce qui devait être une formule dans un langage que je ne comprenais pas.
« Faites que ça marche » l’entendis-je murmurer derrière moi, et elle lança le bijou transformé devant la tête du cheval.
L’effet fut immédiat et brusque. Notre monture se cabra en apercevant l’objet, nous jetant à terre. Enfin, pris de panique, elle repartit au galop, nous laissant ainsi, le nez dans la poussière rouge.
« Est-ce que tu repères ma broche ? Me demanda pleine d’espoir Séraphine après que nous nous soyons relevés.
— Tiens, qu’est-ce que c’est ça là-bas ?
— Tu l’as retrouvée ? »
Mon amie abandonna le sol du regard et vint s’installer à côté de moi. Je pointai le doigt devant moi. Au loin, le soleil se levait, dispensant sa faible lueur sur Ohorat, nous dévoilant une immense tour à quelques pas de nous.