Chapitre 5 : Le donjon des mystères
« Je le crois pas ! Cet enragé de canasson a fini par nous conduire à destination ! M’étonnai-je.
— J’ai l’impression que le cheval Mulet vous a fait passer un sale quart-d’heure ! » Lança une voix tandis que nous approchions, quelque peu fourbus.
Un vieil homme était là, que nous n’avions pas vu plus tôt. Il se tenait assis sur un rocher. Ses mains reposaient sur une canne qu’il tenait droite devant lui. Celle-ci semblait n’être qu’une branche ramassée au hasard. Un nœud constituait le pommeau et un bois à la courbure prononcée, la canne. Malgré sa rusticité, une certaine épaisseur attestait de sa solidité.
Le vieillard était à l’image de sa canne. La simplicité le définissait. Il portait pour tout habit un caleçon long gris, une chemise blanche trop large pour son corps émacié et une paire de savates noires.
« Le quoi ? Demandai-je sans m’étonner de sa présence.
— Mais oui, c’est ça ! S’exclama Séraphine sans permettre à l’homme de s’expliquer. Le cheval Mulet ! C’était ça le nom de cette créature démoniaque ! Je connaissais son histoire, mais impossible de retrouver son nom.
— Je comprends mieux, reprit le vieillard. Vous saviez comment l’arrêter. C’est qu’il n’y en a pas beaucoup qui survivent ! Mais une fois qu’on sait qu’il suffit de lui jeter cinq objets pour qu’il stoppe sa course, il peut devenir une monture très efficace au quotidien. Même s’il pourrait faire quelque chose pour éviter ce largage… finit-il en se massant le postérieur d’un air entendu.
— Attendez, quoi ? Vous venez de dire qu’il suffisait de lui jeter cinq objets ?
— C’est cela.
— Cinq objets, quels que soient ces objets ?
— Oui, bien sûr.
— Des billes, des fléchettes, des boutons… ?
— Des pennes de flèches ou des cailloux, oui.
— Des pièces de cuivre, des pièces d’or ?
— Il faudrait être incroyablement riche, ou complètement stupide pour jeter au cheval Mulet de l’argent dont il n’a que faire ! Confirma le vieillard et je me tournai vers mon amie qui tentait de se faire toute petite.
— Et sinon, dit-elle pour détourner la conversation, vous venez ici souvent ?
— Assez oui. C’est un peu comme si je vivais ici. J’aime venir m’installer sur les hauteurs et observer le paysage. »
Il reporta ses yeux si fins qu’ils semblaient fermés, sur le panorama et je l’imitai.
Surréaliste ! Voilà le premier mot qui me vint à l’esprit en observant avec attention pour la première fois le bâtiment. Elle s’élançait haut vers le ciel telle la cheminée d’une forge naine. La pierre ocre-rouge avec laquelle elle avait été érigée s’inscrivait de manière impeccable dans le paysage, car elle était plantée au bord d’une falaise qui plongeait vers le désert d’Ecroth. Une impression de malaise s’en dégageait.
Carrée, elle mesurait une vingtaine de mètres de côté, et d’après les rares ouvertures qui donnaient sur l’extérieur, elle devait compter cinq ou six étages. Au rez-de-chaussée, le seul accès visible était matérialisé par une vulgaire porte en bois au loquet rond et métallique. Pas le moindre indice ne transpirait quant à la nature de ce qui nous attendait à l’intérieur.
Ce donjon portait bien son nom.
« La vie c’est comme une boîte de chocolats, on ne sait jamais sur quoi on va tomber ! » dis-je pensif en m’avançant jusqu’au bord du talus où nous nous tenions.
La construction s’élevait à une centaine de mètres, en contrebas par rapport à nous.
« Et pour sûr, tu t’y connais en boîtes de chocolat », reprit Séraphine d’un ton empreint d’ironie en s’immobilisant à son tour près de moi. Je repérai sur son visage un air de dégoût face au paysage.
— Pour ta gouverne, si je suis courtaud ça n’a rien à voir avec mon côté gourmet, répondis-je en retournant à ma sinistre contemplation. Si je suis ainsi c’est uniquement parce que je suis un nain !
— Alors t’es un nain maintenant ? Je croyais que t’étais un elfe ?
— Je suis un elfe-nain : j’ai hérité de la classe des elfes et de la carrure athlétique des nains.
— Ben voyons… Elle leva les yeux au ciel. Et sinon, peut-on savoir d’où t’es venue cette réflexion philosophique ?
— Ça me paraissait approprié vu ce qu’on s’apprête à faire.
— Quoi ? Pénétrer dans un donjon ?
— On ne va pas seulement pénétrer dans un donjon ! C’est le début d’une merveilleuse aventure qui pourrait nous conduire à la gloire !
— Tiens donc ! Maintenant c’est devenu « une merveilleuse aventure » ? Toi qui renâclais à venir, quel changement !
— Je ne reniflais pas ! J’avais faim !
— Et ça n’est plus le cas ?
— Disons que la puanteur des lieux a mis mon estomac au repos. »
J’observai la tour. Son pourtour sentait la mort. Pas un brin d’herbe visible. À la place, on distinguait par-ci, par-là des cadavres en état plus ou moins avancé de décomposition. L’un d’eux semblait d’ailleurs fraîchement tombé. Du moins, les couleurs criardes de ses vêtements ressortaient sur le sol désolé. Son corps lui, ne se composait plus que d’ossements d’un blanc surréaliste. Comme s’ils avaient été récurés.
« À la bonne heure ! Souffla mon amie. N’empêche, je ne pense pas que “merveilleuse” soit le terme qui convienne le mieux à cette aventure. Et plutôt que la gloire, elle pourrait nous amener tout droit vers la mort. Faut pas négliger le fait qu’on risque de se retrouver nez à nez avec d’horribles monstres ou des criminels en tous genres, et je ne te parle même pas des pièges tant magiques que mécaniques forcément présents et disséminés un peu partout.
— On dirait que c’est toi maintenant qui renifle à y aller !
— Renâcle !
— Peu importe. N’oublies pas les fabuleux trésors qu’on pourrait y découvrir !
— Darken a mentionné une salle remplie d’or et de pierres précieuses uniquement pour appâter les crédules. Personne ne nous dit que cette salle existe bel et bien ; personne n’en est jamais revenu vivant pour en témoigner.
— Justement, si nous réussissons là où tous les autres ont échoué, nous deviendrons de véritables héros ! Les gens salueront notre force et notre courage…
— Ça, c’est si nous en sortons, et pas les pieds devant, cela va de soi.
— Par ma barbe…
— Tu n’en as pas !
— … Aurais-tu peur ?
— Disons plutôt que, comme tu l’as si joliment fait remarquer, nous n’avons pas la moindre idée de ce qui nous attend une fois à l’intérieur.
— J’ai fait ça, moi ?
— Donc je réfléchis simplement au gain que nous pourrions en tirer par rapport au danger que cela représente, et je me demande si cela en vaut vraiment la peine.
— Qu’est-ce que nous risquons ?
— De perdre la vie par exemple !
— Oui, mais à part ça ?
— De finir au fond d’un précipice hérissé de piques, de se faire dévorer par un groupe de gobelins cannibales, d’être coincés dans un labyrinthe, incapables de retrouver la sortie, et on aura tellement faim qu’on s’entre-tuera, moi en te broyant les os avec mon sort de force et toi en m’empalant sur la lame de ton épée…
— T’arrives à dormir la nuit ?
— Oui, pourquoi ?
— Non, comme ça… Mais alors comment on fait pour entrer dans ce donjon en diminuant les…
— Les chances d’être zigouillé par le regard meurtrier d’un basilic ?
— J’allais dire, les imprévus…
— Oh ! Pour commencer, il faudrait qu’on recrute un spécialiste pour détecter les traquenards, crocheter les serrures, ouvrir les coffres sans déclencher les pièges…
— Mais non ! Pour ça, je suis là ! déclarai-je bombant le torse.
— Ah oui, c’est vrai… Séraphine me toisa des pieds à la tête, l’air incrédule. T’es sûr de toi ? Parce que t’es quand même un nain !
— Et j’ai les doigts habiles d’un elfe !
— Et la discrétion d’un nain ! insista-t-elle. Un géant des montagnes passerait inaperçu dans une boutique de potions comparé à toi.
— Toute façon, ça sert à rien d’être furtif dans un donjon ! Tu l’as dit toi-même, ce qu’il faut c’est être assez adroit pour désamorcer des pièges et déverrouiller des serrures, et moi, c’est mon domaine ! »
Séraphine souleva un sourcil sceptique.
« Admettons… Mais alors c’est quoi ça ? demanda-t-elle en pointant du doigt ma hanche.
— Ben, c’est mon épée ! dis-je en la tirant de son fourreau.
— Oui, merci, je sais ce que c’est qu’une épée ! Non, ce que je tente de comprendre c’est pourquoi tu en as une si tu es un escamoteur ?
— J’suis un guerrier-escamoteur !
— Moi, j’ai déjà du mal à me concentrer sur une unique discipline, et toi tu joues sur deux tableaux ?
— À la base moi ce que je voulais c’était être serrurier, avouai-je presque honteux. Mais mon père espérait que je devienne un combattant comme lui, alors pour lui faire plaisir j’ai fait quelques entraînements à l’épée.
— Quand tu dis “quelques entraînements”, tu en as fait combien au juste ?
— J’en ai fait un, et encore pas en entier parce que quand j’ai dégainé mon arme je me suis filé un coup dans le nez et je suis tombé dans les pommes !
— C’est pas gagné… Bon, passons. Nous aurons également besoin de quelqu’un pour guérir nos blessures.
— Tu peux pas le faire ? »
Mon amie me regarda interdite. On aurait dit que j’avais proféré la pire insulte qui soit.
« Je suis une magicienne…, fut sa seule réponse, comme si cela réglait la question.
— Donc tu peux lancer des sorts de soin ? insistai-je profane en la matière.
— Non ! Sinon on n’aurait pas besoin d’un guérisseur !
— D’accord… fis-je sans avoir vraiment saisi. Et avec tes pouvoirs, tu ne pourrais pas nous dire ce qui se cache à l’intérieur de la tour ?
— Je ne suis ni une devineresse ni un oracle, dit-elle de manière sèche et définitive.
— Mais, tu ne peux même pas faire ce truc avec ce machin ? (Je sentis à son regard interrogateur que je devais préciser ma pensée.) Tu sais, comme elles font ces bonnes femmes qui te chopent dans la rue et qui te lâchent jamais ? Elles te disent qu’elles ont aperçu des choses dans leur espèce de boule de gomme.
— Je suppose que tu veux parler des voyantes et de leur boule de cristal ?
— Ah ben ça je ne sais pas, ça dépend du matériau utilisé pour la fabriquer.
— Que ce soit bien clair : je ne suis ni une voyante, ni un augure, ni une prophétesse. Je ne reçois aucun message des dieux, je ne peux pas lire dans une boule de cristal ni dans les feuilles de thé… Je suis une magicienne ! s’emporta-t-elle.
— J’ai compris, c’est bon, on se calme ! Ben, tu devrais peut-être essayer les feuilles de thé quand même, ça te déstresserait un peu ! D’accord, donc l’expert en chausse-trappes et verrous on a ! récapitulai-je.
— C’est toi qui le dis…
— Il nous manquerait un doc, et quoi d’autre ?
— Si on part du principe que tu joues aussi le rôle du guerrier, avec moi en tant que magicienne, ça serait déjà un début… Mais, j’y pense… Vous n’auriez pas croisé un groupe d’aventuriers venu conquérir le donjon par hasard ? Questionna-t-elle le vieil homme resté tout entier à sa contemplation.
— Oh, des aventuriers, ça n’est pas ce qui manque dans ce coin ! Pourriez-vous être plus précise ?
— Eh bien, nous estimons qu’ils ont dû arriver hier dans l’après-midi. Il devait y avoir un mage pas très grand, avec une longue barbe blanche parmi eux. Et un humain à l’air écervelé.
— Ah ! Je vois de quel groupe vous voulez parler ! Ils sont entrés dans le donjon il y a à peine une heure je dirais. »
Avec une vigueur insoupçonnée, Séraphine se retourna vers moi. Ses yeux scintillaient, pleins d’espoir.
« Dépêchons-nous alors ! Si nous pouvons les rattraper, cela devrait largement diminuer les « imprévus » ! Lança-t-elle prête à partir sus au donjon.
— Si j’étais vous je me méfierai… » lança le vieillard.
La lutine ne fit pas un pas de plus et se retourna.
« Pourquoi dites-vous cela ?
— Voyez par vous-mêmes ! »
Il leva sa canne et la pointa en direction de la porte d’entrée de la tour.
« Quoi ? Qu’est-ce qu’elle a cette porte ? Demandai-je sans comprendre.
— Je crois que ce n’est pas la porte qu’il faut regarder, m’interrompit Séraphine. Avant la porte…
— Hein ? C’est rien qu’un vieux cadavre tout desséché !
— Et ça ne t’intrigue pas ? Et cette odeur fétide, d’où est-ce qu’elle peut bien venir ? »
Mon amie et moi laissâmes le vieil homme sur son caillou et descendîmes au niveau du donjon. Une centaine de mètres à peine nous séparaient encore de lui.
Séraphine s’apprêtait à aller examiner la carcasse ensablée.
« Attends ! Criai-je aussitôt. La nature du sol n’est pas la même à partir de là. Je pointai la zone juste devant la lutine et jusqu’à la tour. C’est aussi à partir d’ici que commence vraiment cette infection.
— Oui, je vois. Ça sent la magie à plein nez !
— Ça sent plutôt l’œuf pourri si tu veux mon avis.
— Il faudrait qu’on arrive à déterminer comment agit le sortilège, réfléchit la lutine à voix haute. Jette quelque chose !
— Ah non ! Tu ne vas pas recommencer ! M’emportai-je au souvenir de l’argent abandonné durant la nuit.
— Mais non. Tiens, prends cette pierre et jette-la par là. »
J’exécutai la manœuvre : je ramassai la pierre désignée et la lançai en direction du corps décomposé. Rien.
« Bon. Au moins, on sait qu’on peut pénétrer dans la zone sans risquer de recevoir la foudre ou une météorite sur la tête. Donc cela signifie que c’est autre chose qui a tué ces pauvres bougres… »
Soudain, mon amie s’attrapa la tête dans les mains. Son visage d’ordinaire hâlé venait de virer au blanc.
« Ça ne va pas Séri ? M’enquis-je.
— C’est bizarre, mais je me sens soudain nauséeuse… Je comprends ! Ça n’est pas la zone qui tue, mais l’odeur ! Vite, il faut trouver un moyen pour qu’elle ne nous atteigne plus ! L’idéal serait un parfum plus fort pour la couvrir.
— Tiens, essaye ça », dis-je en lui tendant un bout de tissu sorti tout droit de mon sac de voyage.
D’une main ferme elle plaqua le textile sur son nez et sa bouche.
« Oh, mais quelle horreur ! Qu’est-ce que c’est ?
— Mes chaussettes.
— C’est pire que tout !
— C’est ce que tu voulais, non ? De quoi masquer la puanteur de la zone.
— Oui, mais l’idée c’est quand même d’en ressortir vivant !
— Allez, ça n’est pas si atroce que ça. »
Tous deux affublés de notre chaussette sur le visage, nous traversâmes l’étendue qui nous séparait du donjon. Enfin, nous atteignîmes la porte. Comme par enchantement, la pestilence disparut.
« Je trouve qu’on se débrouille pas mal tous les deux ! Fis-je ravi d’avoir évité notre premier piège.
— Avant de te jeter des fleurs, je te ferai remarquer que nous n’avons même pas encore franchi la porte ! Grogna la lutine en m’envoyant ma chaussette à la figure.
— N’empêche que moi, cette petite odeur n’a pas failli me tuer !
— Sans doute que tu as tellement l’habitude de vivre dans la puanteur que cela ne t’affecte plus.
— Euh, excusez-moi ! »
Séri et moi nous retournâmes.
Un homme, un paladin à en juger à son armure de plates et à son épée longue qui pendait à son côté, se tenait derrière nous. Il finissait d’ôter le foulard qui lui avait permis d’arriver jusque-là sans tourner de l’œil. D’un rouge pâle, il exhalait une puissante odeur parfumée. J’imaginai une jeune humaine le remettre à son fiancé en guise de preuve de son amour.
« Vous permettez ? J’ai un donjon à conquérir ! Lâcha-t-il simplement.
— Mais je vous en prie ! »
Nous nous écartâmes. Il passa. Sûr de lui, il fit tourner la poignée de la porte et s’engagea dans la bâtisse. Il n’eut pas l’occasion d’y poser son deuxième pied.
Une sphère enflammée de la taille d’un boulet de canon se précipita sur lui. Elle lui explosa à la figure, à la suite de quoi des projections incendiaires fusèrent en tous sens. Malgré son équipement, le feu se faufila jusqu’à ses vêtements qui s’embrasèrent. Les bras en l’air, il se mit à courir autour de nous, hurlant de douleur. Puis, dans un élan de lucidité, il se jeta au sol et se roula dans la poussière pour tenter d’éteindre le brasier.
« Tu vois, si on avait eu un guérisseur on aurait pu l’aider, me dit avec un flegme incroyable Séraphine.
— Je savais pas qu’ils piégeaient aussi les portes d’entrée dans les donjons… »